Il a marqué l’époque. L’opiniâtreté de sa pensée anti-totalitaire proposant une critique lucide du soviétisme, dans une période où tenir une telle position était difficile, constitue une référence en matière de recherche dans le domaine de l’éthique en politique et sociologie. La psychosociologie s’est inspirée de sa pensée, et la psychothérapie relationnelle par voie de filiation se reconnaît comme héritière de sa vigueur et rigueur dans le domaine de l’humanisme contemporain.
Philippe Grauer
Philosophe de la politique, penseur du totalitarisme, intellectuel discret dont l’œuvre ardue aura pourtant marqué la seconde moitié du XXe siècle, Claude Lefort est mort ce dimanche 3 octobre à l’âge de 86 ans, des suites d’un cancer du pancréas.
Très jeune, repéré par son professeur de lycée, Maurice Merleau-Ponty, il publie des articles dans Les Temps modernes, y défiant même assez vite le directeur de la revue, Jean-Paul Sartre. Dès 1946, avec son ami Cornelius Castoriadis, il crée au sein du Parti communiste internationaliste la tendance «Montal-Chaulieu» (leurs pseudonymes respectifs) qui rapidement s’autonomise, rompt avec le trotskisme et s’incarne dans une revue, Socialisme ou barbarie. Elle jouera un rôle essentiel dans l’avènement d’une critique de gauche de l’Union soviétique (1).
Il fut, par exemple, le premier intellectuel de gauche à défendre le livre de Viktor Kravtchenko J’ai choisi la liberté en 1947, et il consacra beaucoup plus tard un beau livre à L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, Un homme en trop.
À partir du début des années 1960, Claude Lefort prend ses distances avec le militantisme pour se consacrer davantage à l’écriture, notamment d’un maître livre sur Machiavel, Le Travail de l’œuvre, qu’il publiera en 1972. Il prend pourtant part au mouvement de Mai 68 à Caen où il enseigne la sociologie – il publiera à chaud La Brèche, avec son vieux complice Castoriadis et Edgar Morin qu’il a rencontré lors des luttes contre la guerre d’Algérie.
Les années 1970 seront consacrées au travail philosophique sur le totalitarisme des régimes bureaucratiques soviétiques. Son œuvre, qui ouvrira les yeux encore semi-clos de nombre de marxistes de diverses obédiences, est aujourd’hui considérée par son ami Pierre Rosanvallon comme aussi décisive que celle de Hannah Arendt.
Mais c’est aussi la démocratie et, plus largement, le politique qui seront les objets de cette philosophie politique difficile, parfois sinueuse et du même coup rarement articulée avec les travaux de sciences sociales à la différence des œuvres anglo-saxonnes qui lui sont contemporaines.
Participant à la vie de très nombreuses revues dans les années 1950, 60 et 70, Claude Lefort aura également contribué à former quelques intellectuels de la génération suivante (Marcel Gauchet, Miguel Abensour, Pierre Manent, Pierre Rosanvallon) sans pour autant jamais tenter de construire une école ou un mouvement – prenant même, dans La Complication notamment, ses distances avec les positions de certains de ses anciens élèves.
Pour Mediapart — dont nous reproduisons ici l’article consacré à l’événement, trois chercheurs se souviennent de l’œuvre et de l’homme (documents audio sur Mediapart).
– Le sociologue Edgar Morin, qui l’a connu lors des mobilisations anti-colonialistes et du soutien à l’insurrection hongroise, est resté très proche jusqu’à la fin. Il rend ici hommage au stoïcisme de son ami face à la maladie.
– L’historien Pierre Rosanvallon, avec lequel il s’était entretenu en public l’an dernier à Grenoble lors du Forum de la République des idées, insiste sur l’importance politique et philosophique de l’œuvre.
– L’économiste et sociologue Alain Caillé, directeur de la revue du MAUSS, qui fut son assistant à l’université de Caen, se souvient de son Mai 68 aux côtés de Lefort.