Une du Monde des livres daté du 11 septembre 2015
par Élisabeth Roudinesco
Il fallait du courage pour se lancer dans la rédaction de cette première vraie biographie d’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, qui vécut cent ans et acheva sa vie couvert de gloire et d’honneurs – Collège de France, Académie française, grand-croix de la Légion d’honneur – après avoir été malmené à ses débuts dans son pays, pour une œuvre d’une exceptionnelle richesse, traduite dans le monde entier, et d’une modernité à couper le souffle. Emmanuelle Loyer a relevé le défi. Historienne, elle est la première à avoir exploité la quasi-totalité des sources disponibles et encore inédites. Son Lévi-Strauss est une merveille d’intelligence et pas un instant on ne s’ennuie en suivant pas à pas, sous sa plume, l’itinéraire de ce penseur.
Né en 1908, issu d’une famille de la bourgeoisie juive alsacienne, choyé par ses parents, Claude Lévi-Strauss se destine à une vie de professeur de philosophie et de militant socialiste jusqu’à ce que, à l’automne 1934, une autre voie s’offre à lui : un poste d’enseignant à l’université de Sao Paulo, au Brésil. Marqué par le surréalisme, le jeune homme s’intéresse déjà à l’ethnologie, représentée en France par Alfred Métraux et les chercheurs du Musée de l’homme. On parle alors de « mentalité primitive » et l’on s’attache à décrire la vie sauvage menée par des hommes nus qui n’ont aucun contact avec la civilisation occidentale.
Durant l’entre-deux-guerres, le Brésil offre au voyageur deux visages antagonistes : d’un côté, un idéal humaniste hérité du positivisme d’Auguste Comte, inspirateur de la Constitution de 1891, et, de l’autre, une culture issue du métissage des esclaves et de leurs maîtres. Quant aux Indiens, éparpillés dans le Mato Grosso, ils se confrontent à leur propre disparition. Lévi-Strauss se rend d’abord chez les Caduveo, ancienne tribu guerrière plongée dans la misère, puis chez les Bororo, dont il admire la pensée logique, et,enfin, chez les Nambikwara, survivants des premiers natifs du continent. De ces expéditions, il rapporte de véritables trésors : photos, objets, films, fiches, etc. Mais, surtout, il s’engage dans un combat en faveur du respect des différences culturelles. De retour à Paris, en 1939, il comprend très vite que sa judéité fait de lui un paria, un «sauvage » exclu de la communauté française.
En septembre 1940, il prend la route de l’exil, rejoignant l’autre Amérique, au sein de la New School for Social Research qui accueille, à New York, l’élite de l’intelligentsia européenne. Emmanuelle Loyer consacre de belles pages à cette étape cruciale de la vie de Lévi-Strauss : sa rencontre avec Roman Jakobson (1896-1982), le plus grand linguiste de son temps, quil’initie à la méthode structurale, cet art de saisir des ressemblances et des différences à l’intérieur d’un système symbolique, puis avec les ténors de l’anthropologie américaine : Franz Boas, Alfred Kroeber, Margaret Mead, etc. À leur contact, il songe à unifier l’ethnographie et l’ethnologie sous la houlette d’une nouvelle discipline, l’anthropologie sociale, dont il sera le fondateur. Et l’on ne s’étonnera pas que, en devenant gaulliste, il puisse préconiser dès 1943 un démantèlement rapide de l’Empire colonial français.
On a oublié aujourd’hui combien, à son retour en France en 1947, Lévi-Strauss, surnommé « l’Américain », fut attaqué. Après la publication, en 1949, des Structures élémentaires de la parenté (PUF), ouvrage majeur salué par Simone de Beauvoir et soutenu par Les Temps modernes, il songe à abandonner sa carrière scientifique. Personne ne comprend, dans la communauté académique, qu’il puisse décrire de façon si logique les structures de la parenté et la prohibition de l’inceste comme un passage de la nature à la culture, tout en intervenant à l’Unesco, en 1952, dans un discours flamboyant, « Race et histoire », pour clamer haut et fort son amour des sociétés sauvages, si proches de la nature, affirmant ainsi qu’aucune culture n’est inférieure à une autre.
Après deux échecs au Collège de France, il rédige en quelques mois Tristes Tropiques (Plon, 1955), le livre qui lui apportera enfin la consécration méritée : « Je hais les voyages et les explorateurs… » Quête proustienne, autobiographie mélancolique, à mi-chemin des Confessions, de Rousseau, et des Mémoires d’outre-tombe, de Chateaubriand, l’ouvrage est accueilli comme un grand moment de la conscience occidentale, reflétant la manière dont l’homme, prédateur de lui-même, est devenu son propre colonisateur. Lévi-Strauss analyse en effet l’extermination des juifs par les nazis comme la répétition d’un processus d’expulsion de l’humanité par une portion d’elle-même.
Emmanuelle Loyer n’hésite jamais à décrire toutes les facettes de la vie de son personnage : habitudes alimentaires, amour des mythes, manières de vivre, goût de se déguiser en académicien ou de revêtir les habits de ses chers Indiens. Autrement dit, elle réussit le tour de force de mêler l’approche ethnographique au regard historique.
1908 Claude Lévi-Strauss naît à Strasbourg.
1949 Les Structures élémentaires de la parenté (PUF).
1955 Tristes Tropiques (Plon).
1959 Il est élu au Collège de France, à la chaire d’anthropologie sociale.
1962 La Pensée sauvage (Plon).
1973 Il est élu à l’Académie française.
1991 Histoire de lynx (Plon).
2009 Il meurt à Paris, à 100 ans.
– La plupart des intertitres sont de notre Rédaction.
par Patrice Maniglier, philosophe
Le XXe siècle a été le siècle de Lévi-Strauss. Non parce qu’il a illustré la pensée de l’anthropologue, mais parce que ce dernier l’a embrassé avec une telle profondeur qu’il en a tiré les leçons les plus aiguës – celles qui pourraient, si nous les écoutions, nous éviter une répétition de ce siècle à bien des égards effroyable. Quelles sont-elles ?
D’abord, qu’il faut être radicalement pluraliste. La haine du relativisme unit conservateurs et progressistes, papes et révolutionnaires, Alain Finkielkraut et Alain Badiou. Contre le multiculturalisme, il faudrait réaffirmer soit nos valeurs locales, soit quelques sévères vérités éternelles. Il semble aujourd’hui qu’on ne puisse rien affirmer fermement que contre les autres. Lévi-Strauss, lui, incarne la volonté de mettre la relativité des savoirs au service d’un accroissement de connaissance et même de sagesse. Décoloniser la pensée, provincialiser l’Europe, ce sont bien là, comme le veulent les tenants de ce qu’on appelle les postcolonial studies, des tâches urgentes de notre temps, inséparables de la mondialisation. Mais Lévi-Strauss nous montre qu’elles ne supposent pas de renoncer à l’idéal de rationalité ; au contraire, elles lui permettent de s’y réinventer.
[Image : Sans titre]
Claude Lévi-Strauss, 1985.
De Lévi-Strauss, il faut aussi retenir la critique du progrès et même de l’histoire : nous sommes tellement habitués à croire qu’exister veut dire occuper une place dans le grand film de l’histoire, qu’on ne voit même plus comment penser autrement. Pourtant, la forme englobante d’un temps unique, du Big Bang à nos jours en passant par Jésus-Christ et de Gaulle, n’est qu’un mythe. Cela ne veut pas dire que rien ne bouge, mais les variations ne se suivent pas comme sur une frise unique. À l’heure où nous commençons à prendre conscience que le mythe du progrès est bien mort (nous ne croyons plus que nos enfants auront une vie meilleure que la nôtre), il est urgent de réapprendre à nous battre en nous passant du mythe de l’Histoire qui a orienté longtemps l’action politique et l’espérance individuelle.
Troisième leçon de l’anthropologue, parmi les premiers à prendre la mesure de la crise écologique globale : il faut dépasser cet autre mythe fondateur qu’est l’opposition entre l’humain et le non humain. Du point de vue éthique, Lévi-Strauss a plaidé pour qu’on cesse de faire de l’existence humaine la source ultime de valeurs : une chose, humaine ou non-humaine, pour être précieuse, n’a pas besoin de satisfaire des buts humains ; il lui suffit d’être singulière, irremplaçable, et sa fragile existence impose des devoirs (éventuellement non réciproques) à ceux qui sont susceptibles d’en avoir. Nous devons respecter les espèces vivantes pour la même raison que nous respectons un individu humain : parce qu’elles sont uniques.
Ce dépassement de l’opposition entre humain et non-humain a été entendu par les courants les plus novateurs de l’anthropologie contemporaine. Ceux-ci défendent non plus le multiculturalisme, mais ce que le Brésilien Eduardo Viveiros de Castro a appelé le multinaturalisme. On se rend compte que les peuples n’ont pas des cultures différentes déployées dans une Nature unique : c’est justement l’opposition de la nature et de la culture qui est propre à notre culture. De même, l’idée que les humains font leur propre histoire dans un monde de choses incapables d’agir doit être dépassée. A ceux qui ne veulent pas spontanément se mettre à l’écoute des animistes, le réchauffement climatique montrera que la nature n’est pas un cadre indifférent à notre histoire, mais un ensemble de partenaires qui réagissent dans notre histoire. Explorer ces dépassements, c’est une des grandes frontières de la pensée d’aujourd’hui, bien au-delà de l’anthropologie, comme en témoignent les travaux de Philippe Descola, de Marilyn Strathern, d’Isabelle Stengers ou de Bruno Latour.
Enfin, Lévi-Strauss est celui qui a montré que les signes ne sont pas des moyens transparents pour communiquer nos pensées, mais des milieux dans lesquels nous vivons. Nos langues, nos systèmes de parenté, nos croyances religieuses sont des environnements aussi concrets et aussi déterminants que nos déchets industriels. L’explosion des univers numériques, le fait qu’une partie de plus en plus grande de vos vies se passe dans des mondes faits d’informations, ont donné à cette idée une actualité certaine. Dégager les conséquences, pour la pensée, de la mondialisation, de la disparition de l’idée de progrès, de la crise écologique globale, du brouillage de l’opposition entre nature et culture, de l’informatique en réseau – voilà quelques-unes des raisons qui justifient qu’Emmanuelle Loyer dise de Lévi-Strauss qu’il est non pas un moderne, mais « notre grand contemporain inquiet ». À méditer absolument.