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1 octobre 2011

Comment former des psychanalystes équilibrés ? Élisabeth Roudinesco in Libération. Interview par Béatrice Vallaeys, précédée de Déchaînements passionnels par Philippe Grauer

Déchaînements passionnels chez certains intellectuels


Par Philippe Grauer

Nicolas Floury avec son Élisabeth Roudinesco : une psychanalyste dans la tourmente, Germina, sept 2011, 122 p., consacre une étude fort intelligente et bien documentée sur l’historienne contre laquelle le clan Miller se déchaîne.

On lira avec d’autant plus d’intérêt l’interview que Libération lui consacre ce week-end. Les psychanalystes (comme les psychopraticiens relationnels ?) sont-ils comme on le murmure parfois malicieusement plus fous que l’ensemble de la population ?

Des mécanismes de type kleinien, à fort coefficient régressif, relatifs aux deux premières années de la vie, là où la plupart des psychanalystes s’aventure peu, sont-ils mis en jeu dans le fonctionnement des institutions psychanalytiques en particulier ? comment expliquer ces bouffées de violence dans les milieux intellectuels et universitaires ? Passions faisant tomber de leurs grands chevaux certaines personnalités ? Il y a trois décennies Max Pagès déjà s’interrogeait sur le fonctionnement de l’envie dans le monde universitaire (et psychanalytique). Nous aborderons ces questions en temps utile.

En attendant, lisez l’analyse qu’en produit Élisabeth Roudinesco.


Élisabeth Roudinesco in Libération. Interview par Béatrice Vallaeys, précédée de Déchaînements passionnels par Philippe Grauer

Interview par Béatrice Vallaeys

Pour son essai sur Jacques Lacan, Élisabeth Roudinesco est attaquée en justice par la fille du maître. [Image : Sans titre]
L’historienne réplique en dénonçant les «délires interprétatifs» de certains psychanalystes.

Historienne renommée de la psychanalyse, directrice de recherche à l’université de Paris-VII, élisabeth Roudinesco publie Lacan, envers et contre tout, trente ans après la mort du psychanalyste. Dans ce livre, elle accentue les traits marquants de sa personnalité, Lacan et Antigone ; Lacan, penseur d’Auschwitz ; Lacan, penseur des Lumières sombres, et Lacan baroque… ce qui ne plaît pas à Judith Miller, la fille du psychanalyste, qui intente un procès à l’historienne. À cette occasion, Élisabeth Roudinesco évoque l’attitude des intellectuels et des psychanalystes dans les conflits de la pensée.


La fille de Jacques Lacan a porté plainte en justice contre vous. Que vous reproche-t-elle ?

Je tombe des nues ! Judith Miller prétend me faire un procès sur une question de sépulture et de funérailles, déjà évoquée dans la biographie que j’ai consacrée à Lacan, en 1993 (1). Elle se sent offensée, mais ne défend aucun point de vue puisque je ne porte pas atteinte à la mémoire de Lacan. La famille Miller utilise l’ombre de Lacan, lequel n’est pas en cause, pour délirer et salir mes écrits.

En quoi est-ce si grave que l’affaire arrive au tribunal ?

Dans l’ouvrage que je viens de publier, je fais état du commentaire de Lacan sur Antigone, la pièce de Sophocle d’où est tiré d’ailleurs le titre de mon essai : Envers et contre tout. Dans ce texte, Lacan distingue la sépulture des funérailles, et il souligne que seul l’acte des funérailles – le rite – préserve, par-delà la mort, l’être du sujet, et que la sépulture ne suffit pas : on ne doit pas enterrer les morts comme des « restes », dit Lacan. Et comme j’ai montré qu’il était attaché au rite des funérailles catholiques, au point d’avoir dit qu’il voulait mourir à Rome ou à Venise, sans être croyant, j’ai fait remarquer dans ce nouvel essai ce que j’avais déjà dit autrement : il eût souhaité des funérailles catholiques.

C’est un point de vue, et c’est mon droit d’émettre des hypothèses qui ne concernent en rien la famille, que je ne mentionne pas dans cet essai. Que les proches de Lacan se sentent persécutés, c’est leur affaire, pas la mienne. Du point de vue scientifique et historiographique, l’œuvre de Lacan appartient à tout le monde, et on a le droit de la commenter de manière multiple.

Comment un intellectuel peut-il être procédurier ? Existe-t-il une vérité juridique ?

Le recours au droit est une manière de se dérober au débat intellectuel. On injurie l’autre pour se dire offensé : on voit dans l’autre non pas un adversaire avec lequel on peut débattre, mais un ennemi qu’il faut abattre. Moi, je n’ai jamais fait de procès à personne, alors que je suis fréquemment insultée. Je suis favorable à des débats vifs, et il y en a souvent. Mais là, il n’y a aucun argument scientifique.

Quelle image le public et les analysants vont-ils avoir de la psychanalyse face à un tel déferlement procédurier ?

C’est d’autant plus surprenant que le langage est censé être le moyen le plus adapté en psychanalyse pour discuter, se disputer même.

C’est ce que disait Freud : « Cela me déroute parfois que les analystes eux-mêmes ne soient pas radicalement changés par leur commerce avec l’analyse. » Force est de constater qu’il y a un peu plus de délires interprétatifs dans la communauté psychanalytique depuis ses origines que dans d’autres disciplines. Pourquoi ? Parce que ceux qui s’intéressent aux gens qui vont mal ont eux-mêmes parfois traversé des épisodes difficiles, dépressifs, réactionnels ou violents. Historiquement, cela concerne tous les praticiens des médecines de l’âme, et les institutions psychiatriques, psychanalytiques ou de psychothérapie en ont eu conscience. Il y a un beau film de Vincente Minelli, tourné en 1955, la Toile d’araignée, qui fait état de cette question. Dès ses débuts, le mouvement psychanalytique y a été confronté. Comment former des psychanalystes qui soient « équilibrés » et qui sachent dominer leurs passions ? Périodiquement, il y a des délires dans le monde psychanalytique. Notamment aussi parce que les psychanalystes ont constitué des associations qui échappent aux règles de l’enseignement public. A l’université, vous n’avez pas le droit d’insulter votre collègue du département d’à côté.

La psychanalyse n’est-elle pas le lieu où tout peut-être dit ?

A priori, oui. Mais on y rencontre des fous sympathiques, comme Wilhelm Reich, qui a apporté beaucoup de choses à la psychanalyse et au marxisme. C’était un authentique penseur et praticien. Si, par moments, il délirait, il a quand même eu raison sur le fait qu’il ne fallait pas que le mouvement psychanalytique allemand s’engage dans une collaboration avec le nazisme, comme l’a fait Ernest Jones. Ensuite, après son émigration aux Etats-Unis, Reich a construit une théorie délirante de l’énergie sexuelle, et il a terminé sa vie dans un pénitencier après un procès pour escroquerie. Figure tragique de l’histoire de la saga freudienne, comme d’autres d’ailleurs. Je songe aussi à Otto Gross, psychiatre autrichien, freudo-nietzschéen toxicomane, retrouvé mort après une longue errance sur les trottoirs de Berlin.

Actuellement, le mouvement analytique se professionnalise. Et il cherche plutôt à se normaliser et à ne plus tolérer des praticiens délirants. Mais attention, trop de normes exclut aussi le talent. Lacan, qui n’était ni fou ni délirant, a été considéré à tort par ses ennemis comme un gourou démoniaque. Thèse absurde. Il s’occupait des psychotiques, des mystiques, et il était fasciné par les extrêmes. Il était capable d’excès, comme les surréalistes, et il mettait en cause l’opinion commune. Ces esprits-là sont précieux.

S’envoyer des noms d’oiseaux est un sport très pratiqué chez les intellectuels français…

Les querelles d’intellectuels existent partout, mais en France, on bat tous les records : pensez aux insultes proférées contre Sartre et Simone de Beauvoir, contre Foucault, contre Derrida. Quand je me fais insulter, je suis donc l’héritière d’une assez belle dynastie. Parce qu’en France, depuis la fin du XIXe siècle, les figures d’avant-garde jouent un rôle plus important dans la gestion de l’opinion que dans d’autres pays.

D’où vient ce talent de magistère chez les intellectuels français ?

De la Révolution de 1789. La France est le seul pays où l’on a coupé la tête du roi sans réinstaurer la monarchie, comme l’ont fait les Anglais. Et, auparavant, au XVIIIe siècle, les encyclopédistes avaient ouvert la voie à la Révolution. Il y a des Lumières allemandes, mais les Lumières françaises sont premières et différentes. C’est pourquoi les historiens parlent «d’exception française». Les penseurs, les écrivains et les intellectuels ont un réel impact sur l’opinion publique. Cela reste vrai aujourd’hui. Quand on nous regarde de l’étranger, on envie nos débats. Probablement que Freud est aussi, comme Darwin, l’un des intellectuels les plus insultés.

Les intellectuels français ont-ils tendance à ériger des idoles ?

Ce n’est pas spécifiquement français. Il y a toujours eu de l’idolâtrie dans tous les domaines intellectuels. On idolâtre un maître, ce qui est une manière de l’anéantir, de le soustraire à l’histoire et à tout héritage scientifique plutôt que de saisir l’œuvre de façon critique : fidèle et infidèle. Chez les analystes, ça prend parfois une tournure grave quand certains d’entre eux pensent que la lecture des œuvres des psychanalystes n’est pas la même si l’on est analysé ou pas, si l’on pratique la psychanalyse ou non. D’où parlez-vous ? Il y a là une illusion : parce qu’ils sont psychanalystes ou qu’ils sont traversés par l’expérience de la cure, ils entretiendraient un rapport privilégié avec le texte du maître. Il ne faut pas se laisser impressionner par cette attitude.

Vous n’êtes pas procédurière mais vous ne lâchez jamais, d’où cela vous vient-il ?

De ma mère et de l’esprit de la Résistance. Née en septembre 1944, je viens d’une famille juive assimilée où on n’a pas porté l’étoile jaune car on était résistant. J’ai été baptisée catholique dans une famille de juifs républicains. Le baptême catholique servait à quelque chose. J’allais au catéchisme sans vraiment comprendre pourquoi mais, avec le temps, j’ai mesuré combien cela m’a appris du point de vue esthétique : j’aime l’art baroque. C’est quelque chose que j’ai bien compris chez Lacan, d’autant que j’ai été initiée à l’histoire par Michel de Certeau, père jésuite, membre comme moi de l’École freudienne de Paris, fondée par Lacan.

Freud considérait la religion comme une névrose, ce qui ne l’a pas empêché de s’occuper de Moïse et de religion. Lacan ne considérait pas que la foi fût une névrose. C’est une connaissance de Dieu qu’il ne partageait pas, mais il a compris la quête de spiritualité des chrétiens, beaucoup plus que Freud. D’où le fait qu’il a voulu rencontrer le pape en 1953, par l’intermédiaire de son frère, Marc-François Lacan, moine bénédictin, pour lui « exposer sa doctrine« .

N’êtes-vous pas actrice d’une scène théâtrale où tout le monde en fait des tonnes et qui finit par agacer l’opinion ?

Peut-être, mais pour vous répondre sur la ténacité, je vais vous raconter une histoire que j’ai évoquée dans mon livre de 2009 (2). En Algérie, en 1966-1967, j’enseignais la littérature au centre de Boumerdès. Au moment de la guerre de Six-jours, les murs de plusieurs salles de classe – dont la mienne – furent couverts de croix gammées. La plupart des professeurs français refusèrent de voir dans cet acte une manifestation d’antisémitisme. Ils pensaient qu’un symbole n’a pas la même signification selon le contexte dans lequel il est utilisé. La discussion fut vive. Finalement, je pris la décision de convaincre mes élèves de nettoyer les murs. Et pour bien leur faire entendre ce que j’avais à dire, je leur donnai un cours sur la Seconde Guerre mondiale et sur les camps de la mort. J’étais déjà structuraliste au moment de cette expérience : je pensais déjà qu’un signifiant est un signifiant, et qu’aucun relativisme culturel ne justifie qu’on négocie cette affirmation.


(1) Jacques Lacan, esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard. On peut à présent se le procurer deux en un : Élisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, suivi de Jacques Lacan, édition révisée et augmentée, 2009, Paris, Pochothèque, 2118 p., 29 €.- Incontournable pour tout professionnel.

(2) Retour sur la question juive, 2009, Paris, Albin Michel, 320 p.-