La correspondance inédite entre Carl Jung et son disciple Erich Neumann éclaire les ambivalences du célèbre psychologue suisse
► Mots clés : Jung, antisémitisme, psychologie des peuples.
C.G. Jung et Erich Neumann, Correspondance. Zurich-Tel Aviv (1933-1959), présenté et annoté par Martin Liebscher, traduit de l’allemand par Véronique Liard et de l’anglais par Florent Serina, La compagnie du livre rouge, Imago, 352p. 25 €.
Présentées par Martin Liebscher, enseignant autrichien à l’University College de Londres, les cent vingt-quatre lettres inédites échangées entre Carl Gustav Jung (1875-1961) et Erich Neumann (1905-1960) portent pour l’essentiel sur les relations que les deux hommes entretenaient avec la question juive. Ardent sioniste berlinois, Neumann rencontre Jung à Zurich en 1933, alors qu’il a fui le nazisme pour se rendre en Palestine.
À cette date, Jung est célébré dans le monde entier pour avoir fondé une école de psychologie analytique visant à étudier la psyché humaine comme un vaste domaine où seraient réunis le rêve, l’inconscient, le symbolisme, l’art, les mythes, les religions, etc. Y apparaissent des « archétypes », formes préexistantes inconscientes (imago) dévoilées par l’art et les rêves, parmi lesquelles il range l’« animus » (masculin), l’« anima » (féminin), le « soi » et l’« ombre », partie obscure de la psyché. Il nomme « individuation » la capacité d’un sujet à devenir autonome à travers plusieurs métamorphoses. Adepte de la psychologie des peuples, il prétend analyser les différences et les inégalités entre les inconscients collectifs et individuels de chaque nation.
Quant à Neumann, soucieux d’étudier les paradoxes de l’identité juive, il a adhéré avec enthousiasme à la doctrine jungienne, convaincu qu’elle lui permettra de comprendre que l’individuation du Juif ne peut se réaliser que s’il abandonne l’ombre qui l’habite, c’est-à-dire « l’inconscient collectif non juif » dans lequel il baigne en Europe. Autrement dit, il pense que le sionisme repensé à la lumière du jungisme est le seul moyen pour un Juif de la diaspora (exilé en lui-même) d’accéder au statut de Juif archétypal.
Avant même le départ de Neumann pour la Palestine, Jung accepte de diriger la Société allemande de psychothérapie, basée en Allemagne, qui regroupe des membres de plusieurs pays sous la houlette du nazi Matthias Heinrich Göring. Fasciné par le Führer, il rédige en 1934 un texte antisémite dans lequel, au nom de sa théorie archétypale, il oppose « l’inconscient aryen » et « l’inconscient juif », soulignant que le premier aurait un « potentiel » supérieur au second.
Puis il ajoute que le juif est incapable de créer une culture qui lui soit propre et que la psychologie médicale a eu tort d’appliquer des « catégories juives au peuple allemand ». Enfin, il s’en prend à Freud et aux freudiens – juifs de la diaspora – incapables de comprendre le « grandiose phénomène du national-socialisme ». Thomas Mann jugera « répugnant » le comportement de Jung. Attaqué de toutes parts, celui-ci ne se remettra jamais de cet épisode, même quand, en 1936, quand il prendra pour cible, au nom du même différentialisme, l’âme allemande et son Wotan maléfique (Hitler).
Furieux de la collaboration de Jung avec Göring, Neumann lui demande de s’expliquer, sans jamais percevoir que l’antisémitisme de celui-ci est la conséquence de cette infernale psychologie des peuples. Installé à Tel Aviv, il poursuit le débat avec son maître qui approuve son sionisme puisqu’à ses yeux un Juif authentique doit retourner vers la terre de ses ancêtres, sous peine de rester un nomade névrosé comme le sont, à ses yeux, les Juifs de la diaspora et plus encore les freudiens. Pendant ce temps, la peste brune détruit la culture allemande dont Neumann est l’un des plus purs représentants.
La correspondance s’interrompt entre 1940 et 1945. Elle reprend ensuite de plus belle. Les deux épistoliers ne parlent jamais directement du génocide. Neumann évoque « l’indescriptible horreur » tandis que Jung se désole de la décomposition de l’Allemagne. Après 1945, ils se rencontrent à nouveau en Europe et participent aux rencontres d’Eranos où se retrouvent, avec Gershom Sholem et Henry Corbin, les meilleurs spécialistes des religions occidentales et orientales. En 1913, Freud avait fait de Jung, protestant et non-juif, son dauphin, croyant sortir la psychanalyse de son « ghetto juif viennois ». Deux décennies plus tard, Jung choisit Neumann comme son fils spirituel parce qu’il le regarde comme un bon juif. Le disciple mourra avant le maître, dont les héritiers juifs deviendront américains, comme la plupart des freudiens allemands. Ruse de l’histoire.
Cette correspondance apporte des informations précieuses sur l’histoire du jungisme. On regrettera toutefois que Martin Liebscher traite de « rumeurs tenaces et acerbes le prétendu antisémitisme de Jung », qui a été maintes fois établi et que rien, dans cette correspondance, ne vient démentir.
Philippe Grauer
On peut retenir deux éléments dans le champ jungien qui accrochent. D’abord le terrible article antisémite (réunissant tous les poncifs du genre) de 1934, satisfaisant aux vœux de papy Göring, Führer de la psychanalyse allemande judenrein mise en place avec l’assentiment de Jones, dont Jung se trouva le dirigeant de 38 à 40, article rendu possible par la méthode de la psychologie des peuples de ce dernier, une aberration tournant le dos à l’universalisme des Lumières. Parti pris méthodologique qui permet de distinguer le bon (réinstallé en Palestine) du mauvais (diasporique) juif, "déraciné", bodenlos, comme dit Heidegger. Le retournement contre Hitler de 1940, bienvenu par ailleurs mais de 34 à 40 on compte tout de même six ans, ne contredit ni n’efface l’antisémitisme de Jung. Il applique dans un second temps sa méthode fautive au peuple allemand, tombant dans une discrimination aussi mal fondée, caractérisant cette fois Hitler comme psychopathe. Admettons. Tant qu’à faire il aurait pu aller jusqu’à la pulsion de mort.
En second lieu cloche la revendication d’une réintégration dans l’appellation de psychanalyse — allant de pair avec celle de psychologie analytique. Revendication revêtant le caractère d’inquiétante étrangeté, dont certains s’accommodent en recourant à la figure équivoque de la mise au pluriel qui ne coûte (presque) rien, les psychanalyses, les psychothérapies. Figure qui autorise de confondre ce qu’on tient à ne pas distinguer clairement, vive les arrangements.
On notera un troisième élément, qui lui n’accroche que l’intérêt du chercheur, à la marge, que n’aborde pas l’excellent article d’Élisabeth Roudinesco car là n’est pas le sujet, c’est la relative compatibilité du système Jung avec le gestaltisme, peut-être en partie due à une pensée qui dès 1916[1], articule comprendre (Verstehen) et figurer (Gestaltung). Toujours est-il d’observation courante que lorsque un gestaltiste cherche à se rapprocher de la psychanalyse, souvent il s’oriente vers le jungisme, ce qui contre valide paradoxalement la pertinence de l’appellation floue de psychanalyse pour la psychologie analytique. Il faut dire de toute façon qu’en plusieurs points la recherche clinique, de très grande qualité, et la sensibilité spiritualiste jungienne, sont proches de la pensée de la psychologie humaniste américaine.
[1] C. G. Jung, « La fonction transcendante » (1916), in L’âme et le soi, Paris, Albin Michel, 1990. Indiqué par Christian Gaillard in "La psychanalyse jungienne", dans Mony Elkaïm éd., À quel psy se vouer ? Psychanalyses, psychothérapies : les principales approches, Seuil, 2006.-