« Des sociétés qui se contentent de satisfaire leur besoin de sens par la consommation n’ont, au moment où, alors qu’elles se sont coupées de la possibilité d’acquérir une identité du sens et un sentiment de ce qu’est le bonheur quand l’économie fonctionnait encore, plus de filet pour retarder leur chute ».
Vous avez dit sens ? bonheur ? on ne saisit pas précisément comment la théorie de la dissonnance cognitive fonctionne pour expliquer l’insouciance en situation de catastrophe insensible mais un de nos lecteurs psychothérapeute relationnel nous adresse cette analyse, pensant qu’elle méritait de se voir partagée. Alors, en dépit du fait que le fil qui la relie à l’actualité de la psychothérapie relationnelle semble ténu, à cause même de ce fait, nous prenons la responsabilité de la proposer à nos internautiques lecteurs et -trices.
C’est que s’y pose la question du retour du politique dans la sphère jusqu’à présent relevant de notre domaine, avec celui de la philosophie (1), du sens. Les praticiens de notre discipline ne sauraient travailler à l’aveuglette dans un monde manège dans lequel ils se trouvent eux-mêmes tourner. Ils ne sauraient intimer une quelconque réflexion de morale politique intime, mais non plus se dispenser de penser en ce qui les concerne, eux et leur pratique, la crise morale et politique contextuelle des séances qu’ils dispensent.
Voyez vous-mêmes ce qu’il vous en semble. Bien entendu toute allusion au nazisme choque immédiatement et il est des penseurs pour s’interdire la facilité d’aller de ce côté chercher des exemples. Il nous a paru que l’auteur, au demeurant allemand, en usait modérément et qu’on pouvait là-dessus lui prêter l’oreille sans s’embarquer dans une vague d’inflation émotionnelle.
Chaque époque vit au bord d’un cauchemar, parfois directement dedans, comme durant la guerre de Cent ans, celle, pas mal non plus en Europe, de Trente ans en Allemagne où les méchants c’était les Français, plus proche de nous avec les grandes expériences totalitaires, puis la peur atomique du temps dit des trente glorieuses, ayant glorieusement tout de même frôlé l’apocalypse.
La nôtre avec la folie furieuse de son managerisme dont l’évaluation scientistique dans nos professions représente le fer de lance, et l’alerte écolo climatique déclinée chez nous selon la menace de la toute puissance des complexes pharmaceutiques à base idéologique DSM, n’est pas trop mal lotie en potentiel destructif dont on pourrait tirer une quasi contrainte existentielle supplémentaire. À nous d’en mesurer l’impact diffus sur l’humeur collective en temps de crise. À nous de ne pas nous montrer inconscients de l’allure de notre monde, mais de considérer de sang-froid nos menaces pour être capables d’y faire face humainement.
Philippe Grauer
Peu de temps avant la banqueroute de Lehman Brothers, Josef Ackermann, le président de la Deutsche Bank, avait laissé courir le bruit que le pire était passé. Dans les semaines fiévreuses qui se sont succédé depuis, les politiques et les spécialistes se sont surpassés dans la recherche de moyens destinés à doper la consommation, comme si le capitalisme était en mouvement perpétuel et qu’il suffisait de relancer son cycle de création continue.
L’idée que, cette fois, il s’agit peut-être de plus que d’une « crise », n’est apparemment venue à personne. La vie suit son cours : on emprunte, on donne un tour de vis fiscal, et on espère, avec tout ça, passer le cap au plus vite. Le manque de la plus élémentaire clairvoyance de la mesure et des conséquences de la débâcle financière indique pourtant bien que ce qui est arrivé n’a pas été anticipé. Des faillites bancaires massives, des groupes d’assurances entamés, des États eux aussi au bord de la ruine ? Et les milliards requis pour tout ça, que sont-ils, sinon de l’argent virtuel injecté dans un système lui-même au bord de l’implosion, à cause, justement, de la nature virtuelle de ses échanges ?
Bien que la catastrophe économique déploie implacablement son cours à une allure défiant toute concurrence, frappant une branche après l’autre, le bricolage, le raboutage et le rembourrage, et les sempiternels sommets continuent à donner l’apparence que la crise est gérée. Les réactions des gens sont graves, mais pas paniquées. En dépit du lot quotidien de nouvelles horrifiques en provenance de la Global Economy, citoyennes et citoyens ne sont que modérément agités.
Notons d’abord qu’un événement, considéré comme historique par la postérité, est rarement perçu comme tel en temps réel. Rétrospectivement on s’étonne qu’un Kafka, le jour où l’Allemagne déclara la guerre à la Russie, ait seulement consigné dans son journal de façon lapidaire : « l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. – Après-midi : cours de natation ». Les ondes de choc, qui parcourent nos sociétés modernes et complexes, partent d’un point d’impact catastrophique initial qui n’atteint les fonctions essentielles qu’à retardement. Il est donc plutôt exceptionnel qu’un bouleversement social soit reconnu pour ce qu’il est par ses contemporains. C’est aux historiens qu’il appartient d’en constater la réalité. Les écologistes déplorent parfois que les gens ne parviennent pas à intégrer l’idée que leur environnement se modifie.
Une étude menée sur plusieurs générations de professionnels de la pêche, en Californie, a montré que c’étaient les plus jeunes qui avaient le moins conscience du problème de la surpêche et de la disparition des espèces. De telles modifications de perception et de valeurs, analogues aux transformations environnementales, on les rencontre aussi dans la sphère sociale : que l’on pense au renversement complet des valeurs dans la société allemande à l’époque hitlérienne.
Dans cette société, les composantes non juives auraient, en 1933, trouvé complètement impensable que, quelques années plus tard seulement, et avec leur participation active, leurs concitoyens juifs se verraient non seulement spoliés, mais seraient embarqués dans des trains pour être mis à mort. Ce sont pourtant les mêmes qui regarderont, à partir de 1941, les convois de déportés partir vers l’Est, tandis qu’une partie non négligeable d’entre eux rachèteront les installations de cuisine, le mobilier et les oeuvres d’art « aryanisés » ; que certains prendront la gestion d’affaires « juives » ou habiteront des maisons dont leurs propriétaires juifs auront été expulsés. En trouvant cela tout naturel.
Que les changements de cadre de vie ainsi que de normes consensuelles se remarquent à peine, tient aussi à ce que les métamorphoses perceptibles ne concernent qu’une part souvent infime de la réalité vécue. On sous-estime de façon chronique combien le train-train quotidien, les habitudes, le maintien d’institutions, de médias, la continuité de l’approvisionnement entretiennent la croyance qu’en fait rien ne peut arriver : les bus fonctionnent, les avions décollent, les voitures restent coincées dans les embouteillages du week-end, les entreprises décorent leurs bureaux pour Noël. Autant de preuves de normalité qui viennent étayer la conviction bien enracinée que tout continue comme au bon vieux temps.
Au moment où l’histoire se produit, les hommes vivent le présent. Les catastrophes sociales, à la différence des cyclones et des tremblements de terre, ne surviennent pas sans crier gare mais, pour ce qui est de leur perception, représentent un processus quasi insensible, qui ne peut être condensé en un concept comme celui d' »effondrement » ou de « rupture de civilisation », qu’a posteriori.
C’est bien connu : le savoir croît en même temps que l’ignorance ; mais jusqu’à présent nous avons, avec Karl Popper, donné à cette maxime un sens plutôt optimiste en l’interprétant comme une exigence de stabilité pour les sociétés de savoir. Or les crises qui sont en train de s’accumuler – le climat et l’environnement, l’énergie, les ressources et les finances – manifestent à l’évidence que nous devons nous battre sur de nombreux fronts dans une ignorance abyssale des conséquences de nos actes.
La déconfiture de l’expertise, où qu’elle s’applique, ne marque-t-elle pas que nous nous trouvons déjà à un « tipping point » point de basculement systémique, à partir duquel des tendances ne peuvent plus être corrigées ? La dernière en date nous fait remonter deux décennies en arrière : l’éclatement général que personne n’avait prévu de tout un hémisphère politique avec des effets de fond sur les configurations des Etats. Alors la marche triomphale de l’Occident paraissait scellée ; on proclama précipitamment la fin de l’histoire, mais entre-temps, la suite semble avoir montré que, dans cinquante ans, les historiens pourraient bien dater de 1989 le commencement du recul des démocraties. Ils pourraient bien diagnostiquer que l’actuelle crise financière mondiale seulement n’avait été que la nouvelle étape d’un déclin entamé depuis longtemps.
On peut, sans risque, qualifier dorénavant de changement accéléré le fait de passer en un instant d’une époque à une autre, dès lors qu’un ultralibéralisme débridé succède à un interventionnisme étatique qui met sens dessus dessous toutes les certitudes jusque-là acquises, non seulement en matière d’économie et de finance, mais aussi dans la politique du climat. Pourtant, personne n’envisage sérieusement la possibilité d’un échec total et, à cet égard, les crises financière, énergétique et climatique révèlent des affinités. On tient pour impossible un effondrement complet du système financier et économique et on se représente encore moins que la pénurie d’énergies fossiles atteigne un niveau tel, d’ici quelques années, que même dans les pays les plus riches, les plus bas revenus ne pourront plus se chauffer.
Qu’est-ce que signifie la connaissance du présent ? Les émissions de gaz à effet de serre vont s’accroître du fait de l’industrialisation globalisée, au point que la fameuse limite des deux degrés au-delà desquels les conséquences des changements climatiques deviennent incontrôlables ne sera pas tenable. En même temps, les spécialistes du climat ne nous donnent que sept ans pour changer de cap. La concurrence qui s’accroît de plus en vite autour des ressources pourrait bien dégénérer en affrontements violents pour départager vainqueurs et vaincus.
Et il n’y a aucun moyen de savoir dans quel groupe se situera l’Europe. Désormais, c’est l’avenir des générations futures que l’on va obérer, notamment par l’envol de la dette publique et la surexploitation des matières premières. Cette colonisation de l’avenir se paiera, car le sentiment d’inégalité entre générations est l’un des plus puissants catalyseurs de mutations sociales radicales. Des mutations qui ne doivent pas s’entendre en un sens positif, comme le projet de renouvellement générationnel du national-socialisme l’a montré.
Une masse débordante de problèmes dans un contexte où le manque de solutions possibles est criant conduit à ce que la psychologie sociale définit comme une « dissonance cognitive ». Ou, pour le dire à la manière de Groucho Marx : pourquoi prendrais-je soin de la postérité ? Est-ce que la postérité s’est préoccupée de moi ? Certes, un objectif tel que l’égalité entre générations remet en question les calculs de croissance à courte vue aussi bien que l’idée que le bonheur s’obtient par une mobilité ininterrompue et par l’éclairage 24 heures sur 24 de la planète entière.
C’est justement en temps de crise qu’on voit ce qui se passe, fatalement, quand une entité politique commune ne procède d’aucune idée de ce qu’elle veut vraiment être. Des sociétés qui se contentent de satisfaire leur besoin de sens par la consommation n’ont, au moment où, alors qu’elles se sont coupées de la possibilité d’acquérir une identité du sens et un sentiment de ce qu’est le bonheur quand l’économie fonctionnait encore, plus de filet pour retarder leur chute. Cela tombe au moment où les experts n’ont aucun plan à proposer. Peut-être leur vol à l’aveuglette est-il le signe d’une renaissance. Celle du politique.
Traduit de l’allemand par Nicolas Weill in Le Monde.