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27 juillet 2011

David Servan-Schreiber : chronique d’une mort retardée Sarah Chiche

Sarah Chiche

David Servan-Schreiber : On peut se dire au revoir plusieurs fois

David Servan-Schreiber. Robert Laffont, 2011, 158 p., 14 E.

Le neuropsychiatre David Servan-Schreiber est mort le dimanche 24 juillet 2011, à l’âge de 50 ans. Professeur de psychiatrie à l’université de Pittsburgh (Pennsylvanie), il était l’auteur de plusieurs livres à succès, dont Guérir et Anticancer, dans lequel il racontait ses méthodes contre le cancer qui l’avait saisi dès les années 1990. Son cancer du cerveau avait récidivé en 2010 ; il se savait depuis quelques mois irrémédiablement atteint. En juin dernier, il avait publié un court récit chargé d’émotion, On peut se dire au revoir plusieurs fois, dans lequel il se livrait à une défense de son œuvre scientifique et à une conversation avec la mort. Un hymne à la vie, simple, profond et touchant.

On reconnaît parfois les grands livres non pas au choc immédiat ressenti à leur lecture, mais à cette façon dont les mots d’un autre vont, parfois longtemps après les avoir découverts, modifier le regard que l’on porte sur les êtres et les choses. On peut se dire au revoir plusieurs fois est de ceux-là. Dès Guérir, publié en 2003, le neuropsychiatre David Servan-Schreiber avait connu une renommée internationale en présentant sept approches naturelles pour soigner anxiété et dépression « sans médicaments ni psychanalyse ». L’argument, qui nous avait laissé pour notre part très dubitatif, avait attiré des dizaines de millions de lecteurs de par le monde mais aussi les foudres de nombreux professionnels de la santé mentale. Quatre ans plus tard, dans Anticancer, David Servan-Schreiber faisait de la lutte contre le cancer par des médecines douces, en complément des approches traditionnelles, son cheval de bataille. Au programme : exercice physique, méditation, lutte contre le stress, et surtout nutrition contrôlée, convertissant toute une génération de lecteurs au thé vert et aux brocolis. D’autres avaient ricané. Si ces postulats étaient fondés sur une littérature scientifique, surtout, l’auteur parlait d’expérience : atteint d’une tumeur au cerveau depuis 1992, les médecins ne lui donnaient que six ans à vivre – dans le meilleur des cas. L’homme avait défié tous les pronostics, réussissant à endiguer la maladie à deux reprises. Mais il y a un an, une fatigue tenace, à laquelle il ne prête d’abord pas attention, puis des vertiges et des chutes répétées l’incitent à passer une IRM. Le diagnostic est sans appel. C’est une rechute. C’est même « la » rechute, qui le frappe de plein fouet, au moment même où sa femme attend un enfant : David Servan-Schreiber a un glioblastome de stade IV, dont les pronostics sont les plus mauvais de tous les cancers. L’impossible est tenté : opérations, radiothérapie, protocoles de vaccins, traitement antiangiogénique. Rien n’y fait. Il ne lui reste alors plus que quelques mois à vivre.

Dès lors, une nécessité s’impose. Écrire, pour dire au revoir à ses proches mais aussi pour ne pas laisser en plan tous ces lecteurs qui, chaque jour, témoignent sur de nombreux forums Internet à quel point les livres de David Servan-Schreiber leur ont redonné espoir et leur ont permis, dans une logique très proche de l’empowerment, de se réapproprier leur corps et leur existence. Bien sûr, on peut saluer le courage d’un homme sans pour autant forcément adhérer à ses méthodes. On peut, en tant que soignant, être irrité d’entendre certains patients choisir de traiter leur dépression sévère ou leur maladie auto-immune exclusivement à coup d’omégas 3 et de brocolis. Et on aurait pu craindre le pire en entamant cette lecture, tant l’exercice tombe souvent dans l’écueil du témoignage vibrant savamment packagé pour faire sangloter à gros bouillons dans les chaumières, sans que l’on puisse pour autant juger de sa validité scientifique et de ses qualités littéraires, puisqu’il s’agit bien d’une vie qui est en jeu.

Rien de tout cela ici. Les phrases sont courtes. Le propos simple, sans affèteries, écrit dans l’urgence, a été mûri par les longues années que le neuropsychiatre a passées, non seulement à côtoyer la maladie, mais aussi à accompagner, à l’hôpital général de Pittsburgh, de nombreux patients en fin de vie. Dans ces pages qui se lisent d’une traite, David Servan-Schreiber, devenu un modèle identificatoire puissant pour bien des malades – sur les forums qui lui sont consacrés, les mots « Superman », « Terminator », « héros » reviennent fréquemment -, s’y montre d’une humilité, d’une douceur et d’une sagesse désarmantes. On aime les héros pour leurs failles tout autant que pour leur courage. Et l’on ne prie les dieux que parce qu’ils sont aussi en proie aux passions humaines. Or, c’est un homme épuisé par la maladie qui se raconte ici. Un homme qui n’aime pas du tout les piqûres, n’arrive plus à se laver seul et se surprend la nuit à être pris de terreurs infantiles. Un homme qui se moque de ses bouffonneries passées avec les femmes, se raccroche à la possibilité de Dieu et d’une vie après la mort et, surtout, fait preuve d’une auto-dérision étonnante. « L’auteur d’Anticancer en proie à une grave rechute, mourant ou peut-être déjà mort au moment où vous lirez ces lignes (…) Cher lecteur, je sens votre foi dans les framboises et les brocolis vaciller », écrit-il avec une acidité qu’on ne lui connaissait pas. Et d’ajouter : « Les gens peuvent se dire : si même lui n’y arrive pas, comment est-ce que moi, je peux faire ? » Pour autant, David Servan-Schreiber réitère sa foi dans ses méthodes. Mais avec humilité. « Je ne suis pas une expérience scientifique à moi tout seul, je suis un cas clinique parmi d’autres ». Et « il n’y a pas de cure miracle contre le cancer, pas de réussite à 100 % ». Car, pour traiter un cancer, « on peut mettre tous les atouts dans son jeu, mais le jeu n’est jamais gagné d’avance ». Il souligne donc, plus fermement que dans ses précédents ouvrages, l’importance de conserver les traitements conventionnels. « Ils ne sont pas efficaces à 100 %, mais ils sont essentiels, car ils réduisent la progression de la maladie, voire la font reculer, parfois très nettement. Et ce n’est pas parce qu’on a un copain chez qui la chimio n’a pas marché qu’on va se mettre à crier partout que la chimio ne marche pas ! »

« Ne jamais perdre son humilité face à la maladie »

Mais si ses méthodes sont valides, dans ce cas, pourquoi ne l’ont-elles pas protégé ? L’auteur attribue en grande partie sa rechute au rythme de vie effréné qu’il s’est imposé, accumulant les déplacements à l’étranger pour promouvoir ses livres et ses méthodes. « Avec le recul, je pense que j’étais animé par une envie très humaine d’oublier ma condition, de me sentir  »normal », de mener ma vie  »comme tout le monde ». Je crois surtout que je me suis laissé aller à une sorte de péché d’orgueil, car j’en étais venu à me sentir quasi invulnérable. Or il ne faut jamais perdre son humilité face à la maladie. » Pourtant, insiste-t-il aussi, il ne faut jamais enterrer un malade avant l’heure. « Des choses très simples peuvent suffire : regarder un film ensemble, jouer aux cartes, faire des projets de week-ends ou de vacances ». Car, oui, les malades « ont besoin de sentir qu’ils continuent de faire partie du club – le club des vivants ».

« Cette rechute m’a amené à me poser les questions les plus graves, peut-être les plus importantes de ma vie », écrit-il encore. Précisément, la beauté singulière de ce texte réside dans son apparente naïveté et dans ces trouées où le propos cesse d’être celui d’un individu particulier pour atteindre une universalité. Au détour d’une phrase, On peut se dire au revoir plusieurs fois devient un livre qui nous regarde. Car le cancer, c’est cet inconnu au visage cireux, que l’on croise, l’espace d’un instant, dans la rue. C’est cette collègue de bureau, discrète et rigoureuse, qui, sous son chemisier, n’a plus qu’un sein. C’est l’un de nos proches, que l’on a accompagné au seuil de la mort. C’est nous, peut-être, en ce moment même. Ce sera nous, un jour que l’on souhaiterait être le plus lointain possible, et que l’on soit un jour atteint d’un cancer ou non, puisque tôt ou tard, un jour ou l’autre, pour une raison ou pour une autre, nous passerons et nous y passerons. Et nous alors, comment nous tiendrons-nous face à la mort ? De quoi aurons-nous le plus peur : de souffrir ? De ne plus être ? De laisser derrière nous ceux que nous aimons ? « La première idée qui console, c’est qu’il n’y a rien d’injuste dans la mort, écrit David Servan-Schreiber. Dans mon cas, la seule différence, c’est le moment où cela arrive, pas le fait que cela arrive. La mort fait partie du processus de vie, tout le monde y passe. En soi, c’est très rassurant. On n’est pas détaché du bateau. Ce n’est pas comme si quelqu’un disait : « Toi, tu n’as plus de carte, tu ne peux plus monter. » Ce quelqu’un dit simplement : « Ta carte s’épuise, bientôt, elle ne marchera plus. Profites-en maintenant, fais les choses importantes que tu as à faire.} » »

Certes, il n’y a là rien de révolutionnaire : on trouve les mêmes leçons de sagesse aussi bien chez Épicure que chez Marc-Aurèle. De même, on peut, dans un premier temps, regretter que certaines interrogations – notamment celles concernant la maladie comme grâce – ne soient qu’esquissées. Mais c’est précisément dans les blancs laissés par ce texte que peut s’initier chez chaque lecteur un questionnement qui lui est propre.

L’autre force de ce livre réside en ce qu’il décrispe et déshystérise profondément le rapport que l’on peut avoir à la mort. «Quand on a renoncé à se battre contre la maladie, il reste encore un combat à mener, celui pour réussir sa mort : bien dire au revoir aux personnes à qui on a besoin de dire au revoir, pardonner aux personnes auxquelles il faut pardonner, obtenir le pardon des personnes dont on a besoin de se faire pardonner.» Qu’aimerions-nous dire à nos proches pendant qu’il en est encore temps ? Quelles vertus aimerions-nous transmettre à nos enfants ? Avons-nous été fidèles aux autres, à nos valeurs, à nos rêves de jeunesse ? En refermant le livre de David Servan-Schreiber, il est possible que certains d’entre nous continuent à croire aux bienfaits des hamburgers-frites et à ne pas faire de sport. Mais il se peut aussi que d’autres ressortent de cette lecture tristes et heureux, un peu plus humbles, avec l’envie de se comporter de façon un peu moins médiocre, pleinement conscients de la vanité de certaines haines minuscules et de la passagèreté de l’existence.