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15 octobre 2010

Derrida à l’affût de l’imprévisible Élisabeth Roudinesco

Élisabeth Roudinesco

Le Monde du 8 octobre 2010


Trois voyelles marquent la pensée française du XXème siècle, le E escamoté de La disparition, l’impondérable a lacanien, le A de la différ{ance} de Derrida, Jacques Derrida l’inventeur de la déconstruction, qui continue sa course comme concept majeur de notre époque. Élisabeth Roudinesco, co-autrice avec ce dernier de De quoi demain sera-t-il fait(1),
nous rapporte ici en peu de signes l’essentiel de l’excellent travail de Benoît Peeters sur l’un de nos plus grands philosophes. L’espace lui manquant elle n’a pas eu le loisir de signaler que l’iconographie de l’ouvrage est particulièrement riche et attachante.

Philippe Grauer


Élisabeth Roudinesco

Benoît Peeters, Derrida , Flammarion, coll. «Grandes biographies», 735 pages, 27 €.


S’agissant d’un philosophe de l’envergure de Jacques Derrida, dont l’œuvre immense — une soixantaine de volumes, sans compter les séminaires encore inédits — est traduite et commentée dans le monde entier, Benoît Peeters a choisi, à juste titre, de traiter, non pas la genèse ou le contenu de cette œuvre, mais la vie de l’homme qui en est l’auteur : son enfance, sa famille, ses relations avec les femmes, ses amitiés, sa séduction, ses réseaux, ses angoisses, ses goûts littéraires, vestimentaires et culinaires, son enseignement et son itinéraire politique. En bref, il a rédigé une excellente biographie dans le plus pur style de la tradition anglo-saxonne. Il est le premier à avoir eu accès aux archives du philosophe, déposées à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) et à la Langson Library de l’Université d’Irvine en Californie et il s’est entretenu avec une centaine de témoins essentiels.

Aussi a-t-il reconstruit avec la distance nécessaire les étapes d’une vie qui ont conduit un jeune Juif laïc, né en 1930 à El Biar, sur les hauteurs d’Alger, puis exclu de son lycée en octobre 1942 par le régime de Vichy, à se rendre à Paris en 1949 pour poursuivre ses études au lycée Louis le Grand et à entrer ensuite à l’École normale supérieure (ENS).

En 1966, après s’être initié à l’œuvre de Husserl, Derrida participe au fameux symposium sur le structuralisme, organisé par l’Université Johns Hopkins de Baltimore où se retrouvent Roland Barthes, Jean Pierre Vernant, Jean Hyppolite, René Girard, Jacques Lacan. Un moment fécond de l’histoire culturelle franco-américaine. Un an plus tard, il rencontre Paul de Man, théoricien moderniste de la critique littéraire, qui lui ouvre les portes de certaines universités américaines. Très vite, et notamment avec la publication de De la grammatologie (Minuit, 1967) et de L’écriture et la différance (Seuil, 1967), il recueille un succès considérable, devenant, dix ans plus tard le contemporain de deux brillantes générations d’intellectuels avec lesquels il ne cessera de dialoguer : Emmanuel Lévinas, Maurice Blanchot, Jean Genet, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Louis Althusser, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, etc…

Au fil des années, il s’engage dans un travail intense de recherches, d’enseignement et de publications. En 1983, il fonde avec d’autres le Collège international de philosophie puis il intègre l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Mais, à mesure que sa notoriété s’amplifie et que se déverse dans l’opinion publique française, à partir de 1986, une critique virulente du marxisme, du structuralisme et d’un certain idéal de subversion de l’ordre établi — c’est-à-dire de ce qu’on appelle à tort la «pensée 68» —, il est de plus en plus attaqué au point d’apparaître, dans les médias, comme le contraire de ce qu’il est. Détesté, il ne pourra jamais être élu au Collège de France.

Derrida a toujours été un social-démocrate, anticolonialiste, féministe, hostile à la peine de mort, héritier des Lumières, attaché à l’École républicaine, admirateur de De Gaulle et de Nelson Mandela. Et pourtant, à partir de 1987-88, comme le souligne Peeters, il est traité de nihiliste anti-démocrate, adepte de deux théoriciens nazis — Carl Schmitt et Martin Heidegger — dont il a commenté les œuvres puis d’ultra-gauchiste pour avoir publié Spectres de Marx (Galilée, 1993), ouvrage majeur consacré à la notion même de Révolution. De nazi enfin, pour avoir pris, en 1987, la défense maladroite de son ami de Man, dont le passé d’ancien collaborateur d’un journal antisémite belge a été révélé à titre posthume.

Toutes ces sottises sont ici mises en évidence grâce à l’enquête de Peeters qui dévoile les multiples facettes de ce philosophe passionné, grand voyageur mais redoutant les transports aériens, inventeur d’une nouvelle écriture de la philosophie dont il voulait déplacer les frontières. D’où un intérêt porté à toutes les disciplines — littérature, droit, psychanalyse — à toutes les situations sociales — les exclus, les homosexuels, les minorités — et à tous les combats contre les souffrances et les discriminations : racisme, antisémitisme, cruauté envers les animaux.

Derrida fit scandale, non pas parce qu’il était un fanatique sectaire, mais parce qu’il restait à l’affût, rationnellement, de « ce qui arrive » : l’imprévisible, les marges, les extrêmes, la dissémination. Telle est la signification des deux termes qu’il popularisa dans son enseignement : la déconstruction, processus visant à défaire un système de pensée hégémonique et à résister à la tyrannie de l’Un (ou de l’Unité) pour mieux avancer vers l’avenir en étant fidèle et infidèle à un héritage; La différance (avec un a), permettant de penser un universel de l’altérité sans cultiver le différencialisme.

Lui-même se regardait comme un Juif arabe, français et européen, habité par la philosophie grecque, aussi intransigeant envers « les politiques des ennemis d’Israël » que « devant une politique israélienne qui met en danger le salut et l’image de ceux qu’elle est censée représenter. » (p.623).

Parmi les moments les plus forts de cette biographie, on trouvera d’une part le récit de La nuit de Prague (1981), épisode inouï au cours duquel Derrida fut accusé par les autorités tchèques d’être un trafiquant de drogue; et, de l’autre, celui du discours tenu à l’Université de Jérusalem, le 25 mai 2003. Alors qu’il se sait atteint d’une tumeur maligne du pancréas et que mourir lui est intolérable, il prononce un vibrant réquisitoire en faveur des Palestiniens auquel Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères, répond par ces mots : « Jacques Derrida, vous redonnez densité aux mots les plus forts et les plus simples de l’Humanité (…) Démarche éminemment créatrice et libératrice. Défaire sans jamais détruire pour aller plus loin. » (p.637). On ne saurait mieux dire.

Au début du mois d’octobre 2004, quelques jours avant sa mort, il apprend qu’il peut recevoir le prix Nobel de littérature. Terrible et dernière cruauté pour ce philosophe qui se tenait aux frontières des institutions académiques sans jamais les contester : « Ils veulent me le donner, dit-il, parce qu’ils savent que je vais mourir.» »p.658)

À lire également : Benoît Peeters, Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe, Flammarion, 247p., 18 €.


Extraits

Le caractère

« Excessif et entier, Derrida l’est aussi dans ses relations, dans ses emballements comme dans ses ressentiments. Sa gentillesse, sa disponibilité, son écoute amicale ont parfois pour revers de brusques et intenses colères. Il suffit d’un désaccord ou d’une indélicatesse pour tomber en disgrâce dans le camp des ennemis (…) Dans ces cas là, il peut se montrer dur et implacable jusqu’à l’injustice. » (p.511).

Les femmes

« Les années passant, il préfère de plus en plus la compagnie des femmes à celle des hommes et pensent d’ailleurs que ce sont elles qui l’ont le mieux lu. Il n’empêche : quelle que soit son alliance théorique avec les féministes, Derrida aime les femmes qui affirment leur féminité et l’assument sans hystérie. Une femme qui ne l’attire pas physiquement a beaucoup de mal à l’intéresser quelles que soient ses qualités intellectuelles. » (p.516)

La maison de Ris-Orangis

« Dans ce lieu que Derrida retrouve avec plaisir après chaque voyage, il y a des bibliothèques et des bureaux partout (…). Ici, les lettres accumulées depuis son arrivée en Métropole. Là, les ouvrages de philosophie dont beaucoup sont en lambeaux à force d’avoir été lus et annotés. Dans une autre pièce, les livres reçus, dédicacés. Dans la cage d’escalier, les collections. Et à part, la «littérature bien aimée». Après des années passées dans son «sublime», ce petit grenier où il ne pouvait se tenir debout, il s’installera dans la véranda, y ajoutant sur le tard une très grande bibliothèque. Si Derrida a besoin d’espace, c’est parce qu’il conserve tout : ses anciens ordinateurs, les thèses, mémoires et autres papers d’étudiants accumulés pendant quarante années durant, mais aussi les documents les plus insignifiants. Dans le jardin de Ris-Orangis, il y a aussi le cimetière de tous les chats de sa vie, et de tous les arbres de Noël qu’il y a transplantés. La trace pour lui n’est pas seulement un concept philosophique, c’est une réalité de chaque instant. » (p.518-519)