Dix notions sur le divan
Quel est l’objet du conflit ? Pour comprendre les positions des écoles rivales, revisitons, «Dictionnaire de la psychanalyse» * en main, les principaux concepts
Boris Cyrulnik : « La rencontre de deux âmes »
Dès l’adolescence, j’ai été captivé par les travaux de Freud… Et de l’éthologue Harry Harlow qui a mis en évidence les mécanismes de l’attachement maternel chez de jeunes macaques. Voilà mes maîtres ! Je me suis dit : « C’est ainsi que je chercherai à comprendre le monde psychique. » Puis lors de mon internat de psychiatrie, j’ai été très choqué du caractère « médicaloïde » de la prise en charge des psychopathologies. On se contentait de classer des affections par catégories. Et cette taxinomie, toujours d’actualité, se révélait déjà à l’époque non pertinente. Je m’en suis donc remis à Freud, à l’éthologie et à la neurologie, des disciplines nées exactement au tournant du XIXe et du XXe siècle à l’hôpital de la Salpêtrière chez le génial Charcot. Freud ne jurait alors que par les sciences naturelles. Il faut se souvenir que la seule distinction scientifique qu’il ait jamais reçue fut le prix naturaliste de la ville de Francfort… pour une étude sur la sexualité des anguilles ! Freud est bel et bien parti du naturalisme et de la neurologie pour mener son aventure intellectuelle. Puis il s’en est séparé. Mais, selon moi, c’est autour de son projet initial que psychanalystes et neuropsychanalystes peuvent se retrouver. Grâce aux neurosciences, certaines intuitions de Freud ont pu être validées comme l’inconscient cognitif, ce substrat biologique qui existe au-dessous de notre conscience. Dans les groupes de recherche que j’anime autour de la notion de résilience, il y a des psychanalystes fréquentables qui ne sont pas atteints de psittacisme, qui consiste à répéter ce qu’on a lu sans comprendre, comme un langage de perroquet… Pour ma part, j’ai suivi deux parcours psychanalytiques lacaniens. L’un très réussi, l’autre insatisfaisant. Ce qui prouve qu’une psychanalyse est plus la rencontre de deux âmes qu’une théorie. Je connais les limites du fameux « silence de l’analyste », au nom duquel j’ai angoissé beaucoup de patients. Mais je sais aussi que certains analysés ont pu être sauvés par la cure psychanalytique. Comme soigneurs, nous devons avant tout soulager les souffrances. Et toutes les thérapies peuvent avoir leur succès. Ainsi, le simple fait de se livrer à un travail de parole intime peut susciter un bien-être.
Un soulagement objectif que l’on sait aujourd’hui observer grâce à l’imagerie du cerveau.
Boris Cyrulnik est neuropsychiatre et directeur d’enseignement à l’université de Toulon. Dernier ouvrage paru : «Je me souviens… », Odile Jacob.
Boris Cyrulnik
Inconscient
Pour les freudiens, c’est « l’autre scène », un lieu inconnu de la conscience contenant des pulsions et des fantasmes qui déterminent le sujet à son insu. Hérité de la pensée romantique et objet de plusieurs définitions par son inventeur lui-même, l’inconscient est, selon Freud, « la présupposition fondamentale de la psychanalyse » … Et une pure spéculation aux yeux de ses adversaires. «Par définition, l’inconscient freudien n’est accessible qu’une fois «traduit» en conscient par l’analyste, qui peut donc lui faire dire ce qu’il veut par ses interprétations et constructions. Ce qu’on appelle l’« écoute» psychanalytique de l’inconscient consiste en réalité à le faire parler, comme d’autres font parler les esprits », assène Mikkel Borch-Jacobsen, l’inspirateur du «Livre noir de la psychanalyse» (Les Arènes). Patatras ! Certains chercheurs en neurosciences disent recueillir aujourd’hui des preuves de l’existence d’un «inconscient cognitif». « I l ne faut pas le confondre avec l’inconscient freudien, mais certaines expériences démontrent l’existence de pensées non conscientes très élaborées et attestent du mécanisme du refoulement : nous pouvons rejeter des pensées hors de notre cerveau », résume Lionel Naccache, neurologue et auteur du «Nouvel Inconscient» (Odile Jacob). Une aubaine pour de nombreux psys en mal de reconnaissance scientifique. Mais un non-sens pour les analystes, qui entendent décrypter ce grand «réservoir de pulsions et d’images qui fait que l’on agit et que l’on parle sans savoir pourquoi »(Elisabeth Roudinesco). A quoi bon l’imagerie médicale si, selon la formule de Jacques Lacan,« l’inconscient est structuré comme un langage »
Refoulement
Par ce processus, le sujet rejette dans l’inconscient toutes les idées et représentations liées à des pulsions. Pourquoi ? Parce que leur réalisation, d’abord productrice de plaisir, affecterait son équilibre psychologique et pourrait devenir, en définitive, source de déplaisir. Avant Freud, l’idée du refoulement était déjà présente dans l’oeuvre du philosophe Arthur Schopenhauer, qui théorisa notre «répulsion à admettre un aspect pénible de la réalité ». Constitutif de l’inconscient et pilier de la méthode psychanalytique, le refoulement et les mécanismes de défense – dénégation, déni, compensation… – sont admis par la plupart des psys, y compris certains partisans des thérapies comportementales cognitives (TCC). « Ce sont des comportements très répandus », souligne le psy Christophe André.
Complexe d’OEdipe
Inconsciemment, l’enfant éprouve un désir sexuel ou amoureux pour le parent du sexe opposé et une hostilité pour le parent du même sexe. Freud a fait de ce triangle infernal la structure principale de l’inconscient. Mais il a été sensiblement « corrigé » par ses épigones : la psychanalyste anglaise Melanie Klein a mis au jour les relations pré-oedipiennes, c’est-à-dire le lien fondamental qui unit la mère à l’enfant. Et le Français Jacques Lacan, lui, a fait une lecture plus symbolique que clinique de l’OEdipe : le père intervient sous la forme de la loi pour priver l’enfant de la fusion avec sa mère. Mais pour le psychiatre comportementaliste Jean Cottraux,« rien ne prouve que le complexe d’OEdipe et ses avatars soient au centre de la psychopathologie. Les modèles actuels font état de trois types de facteurs pour expliquer les divers troubles psychiques : des facteurs génétiques, des facteurs d’environnement social ou familial et des événements traumatiques sexuels ou non sexuels (guerre, violence, catastrophes naturelles…) ».
Stades oral, anal, phallique, génital
Succion, alimentation, défécation, jeux avec le corps, masturbation… Pour Freud, ces activités sont des sources de plaisir et d’autoérotisme pour l’enfant. Pour décrire cette sexualité, le père de la psychanalyse a emprunté la notion de «stade» à la biologie évolutionniste. Ainsi le sujet évolue du stade prégénital (oral et anal) aux stades phallique puis génital, qui caractérisent la sexualité adulte. Et c’est là que le bât blesse : de Melanie Klein à Jacques Lacan, les nouvelles écoles psychanalytiques de l’après-guerre lui ont reproché d’avoir attribué à la libido une nature masculine et d’être passé à côté de la sexualité féminine.
Principe de plaisir… et principe de réalité
Selon Freud, ces deux principes antagoniques régissent le fonctionnement psychique. Le premier a pour but de procurer le plaisir et d’éviter le déplaisir, sans entraves ni limites (le nourrisson au sein de sa mère, par exemple). Le second modifie le premier en lui imposant les restrictions nécessaires à l’adaptation à la réalité extérieure. «Les deux concepts reprennent l’éternel débat entre d’une part l’individu et ses désirs, d’autre part la société avec sa morale, estime le psychologue Didier Pleux. Le principe de plaisir, aujourd’hui devenu : «Je fais ce que je veux quand je veux», ne rend pas heureux… Il crée une hypertrophie de l’ego et une nouvelle pathologie : l’intolérance aux frustrations. Nous savons désormais que toute réorganisation psychique ne peut se faire sans remettre en cause son comportement dans le principe de réalité. »
Pulsion de mort
Freud situe cette tendance compulsive à la destruction et à l’autodestruction au-delà du principe de plaisir. « Cette idée que l’être humain est la seule créature à pouvoir se faire du mal et/ou jouir du mal vient de la nuit des temps, Freud à la fin de sa vie en avait fait une notion clé qui lui permettait de s’interroger sur le «malaise dans la civilisation» », explique Elisabeth Roudinesco. Reprenant la pulsion de mort, Melanie Klein et ses disciples placèrent la haine et la destruction au coeur de toute relation à l’objet d’un désir : il s’agissait pour eux de trouver un traitement psychanalytique adapté à la psychose. Mais Donald Woods Winnicott, éminent psychanalyste britannique, a contesté cette explication de l’agressivité et défini la psychose comme un échec de la relation maternelle.
Cure psychanalytique
La psychanalyse est une méthode d’exploration de l’inconscient à l’aide de la libre association du côté du patient et de l’interprétation du côté du psychanalyste. Selon ses contempteurs, cette «cure par la parole», à laquelle doivent se soumettre tous les apprentis psychanalystes, ne serait en réalité qu’une technique consistant à agir sur le malade par simple suggestion : selon Jacques Van Rillaer, un des coauteurs du «Livre noir de la psychanalyse », « un conditionnement subtil oriente les propos de l’analysé dans le sens de la théorie du thérapeute». Conscient du problème, Freud répond que la «guérison » ne peut survenir que quand le thérapeute est en mesure de donner au patient des représentations de lui-même correspondant à la réalité.
Transfert
Dans la cure psychanalytique, les désirs inconscients de l’analysant viennent se fixer sur l’analyste. Ce «report affectif» qui place le thérapeute dans une position parentale est considéré par Freud comme « le plus puissant moyen adjuvant du traitement» pour permettre le retour du refoulé. « Pris au sens purement descriptif, le transfert est le «rapport» ou la «suggestibilité» qui s’établit chez le patient vis-à-vis du thérapeute », critique Mikkel Borch-Jacobsen. Plus subtile, la théorie freudienne recommande à l’analyste de résister à «l’amour de transfert» et de provoquer un « contre-transfert »pour que l’objectif de l’analyse puisse être poursuivi.
Interprétation des rêves
Pour les neurologues, c’est entendu : pendant notre sommeil, tandis que les régions préfrontales de notre cerveau (siège de la rationalité) sont inhibées, notre tronc cérébral (cerveau archaïque) prend les commandes. Il déclenche la phase du sommeil paradoxal et transmet des influx en relation avec les événements vécus à l’état de veille ou des sensations ressenties lors du sommeil que le cerveau organise pour leur donner un sens, sous la forme du récit décousu qu’est le rêve. «Les fonctions du rêve sont multiples : la gestion du stress, la résolution de problèmes diurnes, la reprogrammation des instincts ou le maintien de la personnalité. Les travaux quantitatifs effectués par Beck et d’autres auteurs montrent que le contenu du rêve exprime les schémas cognitifs de personnalité actifs à l’état diurne : les rêves de dépressifs sont lugubres et n’expriment pas une agressivité refoulée. Le rêve n’est donc pas «la vie à l’envers» mais l’expression d’un système de croyance négatif qui peut être abordé en thérapie tout comme le vécu diurne », précise le psychiatre Jean Cottraux. Pour les freudiens, en revanche, le rêve, « qui tisse des associations qui ont été rejetées ou brisées pendant la veille », est l’accomplissement d’un désir inconscient que l’analysant peut interpréter par les libres associations qu’il peut faire, une fois éveillé, à partir du récit du rêve.
*Par Elisabeth Roudinesco et Michel Plon (Fayard).
Sylvain Courage
André Green : « Aucun triomphalisme n’est justifié »
On présente la psychanalyse comme une doctrine figée. C’est absurde. En vérité, le premier contradicteur de Freud – on le lui reproche aussi ! -, c’est Freud lui-même, qui n’a cessé de réviser sa théorie et de forger de nouveaux concepts. Pour moi, même si je ne suis pas d’accord avec toutes ses hypothèses, il demeure le plus grand. Mais ce n’est pas le seul penseur de la psychanalyse. Qui connaît Winnicott et Bion, les psychanalystes britanniques qui ont posé les bases de la théorie psychanalytique contemporaine, comme Lacan l’a aussi fait en partie ?
Les psychanalystes, il est vrai, n’ont jamais été très convaincants pour montrer l’efficacité de leurs cures ; cela ne s’évalue pas comme un médicament. La psychanalyse prend du temps, coûte de l’argent et les résultats ne sont pas toujours spectaculaires. Mais aucune des spécialités qui se sont donné pour objet le psychisme humain ne peut afficher de résultats mirobolants. Les neurologues ne montrent que des résultats très partiels et sans incidence pratique. Les solutions médicamenteuses ? Depuis 1953, on en a fait le tour. « Vous avez perdu votre père et vous êtes triste, alors on va vous prescrire des antidépresseurs… » C’est ridicule. Le deuil fait partie de l’existence. Quant aux thérapies comportementales cognitives dont on nous rebat les oreilles, j’attends qu’elles nous démontrent leur prétendue efficacité.
S’il y a une crise de la psychanalyse, c’est que beaucoup d’analystes n’étaient pas prêts à prendre en charge les nouvelles pathologies, devenues si fréquentes après la mort de Freud. Celui-ci s’était consacré aux névroses. Après lui, l’intérêt pour les structures psychotiques a explosé. Des problèmes psychiques qu’il avait négligés, comme le narcissisme ou les pathologies psychosomatiques, sont devenus centraux. Est-ce la société qui a évolué ou s’agit-il de patients dont on ne s’occupait pas jusqu’alors ? Difficile à dire. Mais j’observe que ce qui détermine les individus aujourd’hui, ce n’est pas seulement le fait que la société a changé, mais aussi qu’ils ont été élevés par des parents qui ont modifié leur attitude à l’égard des enfants. Pour les psychanalystes, c’est l’enfance qui est déterminante. La révolution sexuelle ? Les jeunes gens font l’amour plus facilement, certes. Mais les relations entre les sexes ne semblent pas plus faciles, au contraire. L’usage des drogues et le développement de la violence sont aussi des indices de la permanence du mal-être. Ce sont des comportements extrêmement complexes qui doivent être analysés de manière précise, sans idéologie, afin de tenter d’y apporter des solutions. La psychanalyse est là pour ça. A condition qu’elle s’en donne les moyens théoriques et pratiques. Le reste n’est que modes médiatiques et vaines polémiques. Aucun triomphalisme n’est justifié. Restent la détermination à analyser, l’obstination patiente à aboutir et le souci éthique du respect du patient.
André Green est psychanalyste. Dernier ouvrage à paraître chez Odile Jacob en mai 2010 : « Illusions et Désillusions du travail psychanalytique ».
Christophe André : « Du respect mais pas d’idolâtrie »
Comme tous les jeunes psychiatres, je me souviens d’avoir été fasciné par Freud et la psychanalyse. J’ai donc démarré une analyse, mais ce n’était pas mon truc ! De plus, la plupart des psychanalystes me semblaient stéréotypés dans leur discours et leur raisonnement, distants des patients, et pas si bien que ça dans leurs propres baskets. Enfin, si on les questionnait, ils se révélaient souvent raides et dogmatiques. Freud, qui critiquait la religion, en a finalement fondé une ! Une mythologie révélée qu’il s’agit de vénérer et de perpétuer en abandonnant tout esprit critique. Mais les Freud scholars anglo-saxons, il y a plus de vingt ans, ont montré que le père de la psychanalyse avait embelli ses cas cliniques, qu’il ne faisait pas avec ses patients ce qu’il recommandait dans ses enseignements (il était très directif et intrusif), et qu’il savait pertinemment que les résultats de la psychanalyse n’étaient pas scientifiquement satisfaisants. Pour autant, Freud mérite le respect (mais pas l’idolâtrie) : c’est un des pères fondateurs de notre discipline, un esprit curieux, un travailleur infatigable. Son héritage ? Contrairement à la légende, il n’a pas « découvert » l’inconscient, qui était un concept très en vogue à son époque. Par contre, toute sa théorie (complétée par sa fille Anna) sur les mécanismes de défense – refoulement, déni, sublimation… se révèle pertinente et utile dans le travail quotidien des thérapeutes de toutes les écoles. Mais beaucoup d’autres notions sont aujourd’hui dépassées : le complexe d’OEdipe doit être remplacé par les travaux scientifiques sur la psychologie de l’attachement. Beaucoup des vues de Freud sont datées, ont vieilli (ce qui est normal) : le refoulement du discours sur la sexualité, réalité dans la société viennoise de la Belle Epoque, ne se pose plus du tout dans les mêmes termes aujourd’hui. Des affections centrales dans la théorie freudienne, comme l’hystérie de conversion, sont devenues très rares, remplacées par les pathologies du narcissisme ou de l’estime de soi. La psychanalyse ne méritait sans doute pas la gloire qui fut la sienne, mais elle ne mérite pas non plus d’être vouée aux gémonies. Elle peut soulager certaines souffrances. Et elle a un avenir, entre les mains de thérapeutes ouverts, qui acceptent le débat, l’apport des autres thérapies, et qui se donnent la peine de réfléchir à l’efficacité de leur pratique. J’en connais beaucoup, certains sont des amis, et nous travaillons volontiers ensemble !
Christophe André est médecin psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne à Paris. Dernier ouvrage paru : « les Etats d’âme. Un apprentissage de la sérénité », Odile Jacob.