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19 janvier 2017

Que signifie être de gauche en 2017 ? par Élisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse

Résumé : L’auteure de De quoi demain sera-t-il fait ? S’interroge sur la transmission. De quel héritage se revendiquer si l’on est de gauche ? Anticolonialisme, humanisme existentialiste, 68tardisme pas forcément gauchiste, Foucault, Barthes, Derrida et compagnie, Révolution française prise comme un tout. Généreuse (Hugo) la gauche, sociale (vs. droite territoriale), veut changer l’ordre du monde, conjuguer Liberté et Égalité ("tâche impossible" ?). Luttant contre l’antisémitisme, Vichy et tous les racismes, elle s’oppose au fascisme masqué qui vient. Littéraire et humaniste, Élisabeth Roudinesco voit la gauche langienne. À ses yeux la double liquidation de Juppé et de Hollande crée une situation inquiétante. PHG


DE GAUCHE


par Élisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse

Huffington Post – En association avec le groupe Le Monde. Les intertitres sont de notre site.

Être de gauche, c’est se réclamer du progrès et de l’idée qu’un individu peut se transformer au cours de la vie et qu’il n’est pas le fruit d’une hérédité figée de toute éternité.

Qu’est-ce que la gauche ?

Le fait même de poser une telle question signifie que la gauche est en état de crise dans un monde ravagé par le terrorisme et confronté, depuis la chute du mur de Berlin et la destruction des tours du World Trade Center, à une formidable poussée de valeurs réactionnaires, anti-démocratiques et obscurantistes. Si nous n’étions pas dans une telle situation, on ne se demanderait pas ce qu’est la gauche, on n’aurait pas besoin de redéfinir son identité. J’ai donc envie de poser la question autrement : « De quoi la gauche peut-elle hériter aujourd’hui ? », de quels idéaux, de quel récit ?

Issue d’une famille de résistants – mon père gaulliste et ma mère social-démocrate – j’ai le sentiment d’avoir toujours été politiquement de gauche en ce sens que j’ai été anticolonialiste et sartrienne, puis contestataire, en mai 1968, d’un enseignement figé qui ne prenait jamais en compte la moindre modernité littéraire, puis marquée par la pensée de Michel Foucault, Michel de Certeau, Louis Althusser, Jacques Derrida, Roland Barthes, Gilles Deleuze – auteurs aujourd’hui insultés en France, notamment par la droite, mais traduits et commentés dans le monde entier. J’ai toujours spontanément voté à gauche et j’ai été aussi très éloignée du « gauchisme »: ni maoïste, ni trotskyste, ni anarchiste, etc. Mais je n’accepte pas comme on le fait aujourd’hui, que l’on compare le gauchisme à l’extrême-droite, comme s’il s’agissait de deux fanatismes en miroir. Rien n’est plus ridicule. Et de même, je n’aime pas que l’on assimile la droite républicaine à l’extrême-droite, car c’est bien souvent cette droite républicaine qui a su combattre la droite extrême. Il ne faut pas confondre le conservatisme éclairé avec la bêtise réactionnaire. C’est cela aussi être de gauche.

de 1789 à 1794

Pour être vraiment de gauche, la gauche politique doit revendiquer la mémoire de la Révolution française, prise en bloc, de 1789 à 1794, et non pas par petits bouts. Elle doit se réclamer de la Déclaration des droits de l’homme, de Valmy, des Girondins, des Montagnards, des robespierristes, des régicides. Elle doit aussi savoir hériter de la Résistance antinazie, toutes tendances confondues, du Front populaire et des congés payés, de Jean Jaurès, de Léon Blum, de Raymond Aubrac et de Jean Moulin, et bien entendu des dreyfusistes : ceux-ci ont donné naissance à la notion « d’intellectuel » si décriée aujourd’hui par ceux qui haïssent les élites.

penser l’Histoire en général dans toutes ses composantes

Être de gauche, c’est savoir hériter de l’histoire du socialisme français, de la philosophie allemande, de l’art de la Renaissance italienne, du communisme, des brigades internationales et de la littérature: autant de Balzac – qui était conservateur – que de Hugo qui ne l’était pas. J’ajouterais qu’elle doit aussi hériter d’Alexandre Dumas qui a eu le génie de réinventer l’héroïsme aristocratique. Autrement dit, la gauche doit savoir penser l’Histoire en général dans toutes ses composantes et pas seulement son histoire mémorielle.

chacun à sa place et la misère sera bien gardée

Être de gauche, c’est se réclamer du progrès et de l’idée qu’un individu peut se transformer au cours de la vie et qu’il n’est pas le fruit d’une hérédité figée de toute éternité. Être de gauche, c’est penser qu’il n’y a pas de détermination absolue qui assignerait une place à chaque sujet. La droite, même si elle dit le contraire, a toujours été convaincue que chacun devait rester à sa place et que les inégalités étaient le résultat d’un ordre immuable et naturel auquel il faudrait remédier par la valorisation d’un esprit de concurrence afin de ne pas trop favoriser la misère, source de révoltes et d’indignations.

changer l’ordre du monde

Au contraire, la gauche affirme qu’il faut changer l’ordre du monde et agir sur le présent. La droite est tendanciellement biologico-héréditariste et la gauche nettement sociologiste. En France, de nombreuses lois émancipatrices ont été instaurées, au XXème siècle, par la gauche : séparation de l’Église et de l’État (1905) abolition de la peine de mort (1981), dépénalisation de l’homosexualité (1981), intégration des homosexuels dans l’ordre familial (2014).
Mais il est vrai aussi que la droite a été porteuse de progrès dans ce domaine, après la Deuxième guerre mondiale: droit de vote accordé aux femmes (1944), dépénalisation de la contraception (1967), loi sur l’interruption volontaire de grossesse (1975). Mais pour porter ce progrès il a fallu des personnalités hors du commun qui agissaient en grande partie contre leur propre camp : Charles de Gaulle, Lucien Neuwirth, Simone Veil.

l’homme ne se réduit ni au social ni à un ancrage territorial

Je reprocherai à la gauche de trop croire qu’il suffit de changer le social pour transformer le sujet, et à la droite de vouloir toujours ramener l’être humain à des racines. Ces deux attitudes ont pour point commun de méconnaître les complexités de la subjectivité, c’est-à-dire le psychisme inconscient qui est une composante majeure de tout individu. L’homme ne se réduit ni au social, ni à un ancrage territorial, il est aussi le produit de son intériorité, de ses névroses, de ses désirs.
La gauche a le devoir de haïr l’antisémitisme, le racisme et le régime de Vichy, elle ne doit faire aucune concession à la France honteuse de la collaboration, ce qui est monnaie courante de nos jours dans ce pays où existe un désir inconscient de fascisme incarné par la montée extravagante des thèses du Front national. Mais la gauche ne doit pas occulter ces périodes noires de l’histoire. Il faut refuser autant l’hagiographie réactionnaire dont rêvent les nostalgiques du « c’était mieux avant » que la prétendue neutralité objective des pédagogues jargonneux.
Aucun régime politique n’a encore réussi à concilier les deux grands idéaux de la Révolution: la liberté et l’égalité. Je pense que la gauche doit toujours tenter de lier les deux termes, sans pour autant favoriser le capitalisme fou au nom de la liberté ou l’égalitarisme forcené au nom de l’égalité. Peut-être est-ce une tâche impossible? Mais alors raison de plus pour essayer.

non irréconciliables

Par ailleurs, nous savons que la gauche politique est fragile et susceptible, parce qu’elle n’est pas autoritariste, de se diviser en courants fratricides. Au contraire, la droite et bien plus disciplinée. Elle déteste la gauche et se veut légaliste en France, qu’elle soit orléaniste, légitimiste ou bonapartiste. D’où la très grande difficulté pour la gauche de devenir une gauche de gouvernement : ce sont ses propres acteurs politiques qui la détruisent par leurs divisions et leur narcissisme. En ce sens, il est suicidaire d’affirmer que les différentes gauches sont irréconciliables. Je n’aime pas que la gauche réformiste méprise la gauche insoumise. Quand elle le fait, elle perd son identité, fût-elle éclatée, ainsi que toute possibilité de gouverner.
Quand la gauche politique ne revendique pas une culture européenne, quand elle se détache de sa mission éducative auprès du peuple, elle sombre dans le technicisme, l’économisme, l’expertise, et, hélas, c’est ce qui arrive aujourd’hui. Autant je suis internationaliste, autant je suis hostile au souverainisme borné, à la nostalgie des identités fantasmatiques, au complotisme qui s’exprime ouvertement dans les réseaux sociaux.

« littéraire » et humaniste

La gauche française doit être « littéraire » et humaniste, seule manière de défendre la science contre la pensée magique et les croyances. Elle ne doit pas confier le Ministère de la culture à des technocrates, ni le Ministère de l’éducation nationale à des experts, ni le service public audiovisuel à des forcenés de l’audimat. Elle doit soutenir le théâtre, le cinéma, le livre, l’art, envers et contre tout, ce qu’elle ne fait pas assez depuis longtemps. Elle doit penser et avoir des idées et non pas être simplement moraliste.

double mise à mort

Je dois dire que j’ai été effarée par le spectacle que nous ont donné les primaires de droite et de gauche. Deux mises à mort : celle du dernier représentant du gaullisme chiraquien (Alain Juppé), traîné dans la boue par son propre camp, ou déguisé en islamiste radical par l’extrême-droite ; celle du dernier acteur de la social-démocratie mitterrandienne (François Hollande) exécuté par son premier lieutenant et contraint de se livrer à une cruelle abdication. Grande scène freudo-shakespearienne.
Tout cela fait froid dans le dos. La droite s’apprête à reconquérir le pouvoir mais dans quel état ! Elle a perdu sa gauche. Quant à la gauche, elle a perdu sa droite, sa gauche et la gauche de sa gauche. Elle est pulvérisée.

Et après un tel constat, que fait-on ? De quoi héritons-nous ?


Texte issu de Qu’est-ce que la gauche ? Livre collectif coordonné par Cécile Amar et Marie Laure Delorme, Fayard, 18 janvier 2017.