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13 août 2008

Écrits de Jacques Lacan – Rétrolecture Élisabeth Roudinesco — présentation par Philippe Grauer

Élisabeth Roudinesco — présentation par Philippe Grauer

RETROLECTURE 1966

Écrits

LE MONDE — 31.07.08


Quel plaisir d’apprécier un texte de présentation de Jacques Lacan dépouillé de tout appareillage de mise en secte qui n’est certes pas l’apanage du lacanisme, la religiosité psy ne connaissant guère de limites en tout cas en France. Comme si l’institutionalisation soutenant une personnalité passablement narcissique avait tendance à contaminer l’école et la dorer d’un vernis d’idéal du moi proliférant !

Rien de tout cela chez Élisabeth Roudinesco, qui l’est bien, de la maison, et la représente avec l’élégance et le sérieux de l’historienne qu’on lui connaît. Elle nous confirme dans l’idée que lire et apprécier Lacan peut de nos jours se pratiquer sans contrat d’obédience, par quoi d’ailleurs on se montrera fidèle au mouvement du maître qui ne suivit jamais que son chemin, qu’il était loin de connaître lui-même à l’avance, profitant à chaque carrefour des apports qu’il avait la puissance d’assimiler.

La légitime influence de Lacan sur les sciences humaines et dans le domaine de la psychothérapie relationnelle demeure stable, et si elle ne se veut ni monopole ni hégémonie, elle irrigue avec bienfaisance l’ensemble des terres qu’elle traverse. Point d’adoration donc mais une bénéfique richesse. On peut oublier les tics d’école et mettre en français facile l’objet petit tas et mille autres gadgets. La grandeur de Lacan c’est un peu comme Picasso d’avoir non pas cherché mais trouvé. Qu’il s’y soit à l’occasion complu ne change rien à son génie.

Philippe Grauer


En 1990, lors d’un colloque sur Lacan, Jacques Derrida raconta les circonstances de sa première rencontre avec celui-ci, lors d’un symposium sur le structuralisme organisé en octobre 1966 par l’université Johns Hopkins de Baltimore. À cette date, Lacan craignait que l’idée de réunir en 900 pages la quintessence de son enseignement n’aboutît à un désastre : « Vous verrez, avait-il dit à Derrida, parlant de la reliure, ça ne va pas tenir. »

Telle était l’angoisse qui tenaillait cet homme, dès que se posait pour lui la question de la publication. « Poubellication« , dira-t-il plus tard en désignant par ce terme le reste, le résidu ou le déchet que pouvait être à ses yeux l’objet de son plus cher désir. « Stécriture« , dira-t-il à propos de son Séminaire, manifestant par un geste dédaigneux à quel point il faisait semblant de mépriser le passage de la parole à l’écrit.

On sait qu’hormis sa thèse de médecine de 1932 (De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, 1975), Lacan n’a jamais ni écrit ni publié un « vrai » livre. Le Séminaire, aujourd’hui en cours de publication (14 volumes édités sur 25), n’est autre que la transcription d’un enseignement oral délivré en divers lieux, de 1953 à 1979 : hôpital Sainte-Anne, École normale supérieure (ENS), faculté de droit du Panthéon. Quant aux fameux Écrits, il s’agit d’un recueil de 34 articles ou interventions rédigés entre 1936 et 1966 pour des colloques ou des revues et qui, pour la moitié d’entre eux (après 1953), sont une sorte de synthèse de son enseignement oral.

Etant avant tout un brillant orateur alliant un style baroque à une pensée toujours en mouvement — sans commencement ni fin —, Lacan n’aurait jamais été capable de prendre l’initiative de la publication d’un tel opus magnum sans l’aide d’un grand éditeur ayant une solide formation philosophique, et qui était aussi son ami et son analysant sans être ni un disciple ni un idolâtre : François Wahl.

Depuis 1964, avec son entrée à l’ENS de la rue d’Ulm — grâce à l’initiative de Louis Althusser — puis avec la création de l’Ecole freudienne de Paris, Lacan était déjà devenu, au-delà de sa pratique clinique, un penseur reconnu et contesté, au même titre que Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, etc. Ainsi appartenait-il à une génération intellectuelle plus engagée dans un travail sur les structures inconscientes de la subjectivité que dans une réflexion de type phénoménologique — héritée de Jean-Paul Sartre — sur le statut de la conscience de soi du sujet dans sa relation au monde : une philosophie du concept plutôt que de l’existence.

À cet égard, Lacan fut le seul parmi les interprètes de la doctrine psychanalytique à doter l’œuvre freudienne d’une conceptualité philosophique. Il l’arracha, au prix d’une infidélité majeure, au modèle biologique qui avait été son point d’appui. Alors que Freud souhaitait, sans jamais y parvenir, que sa discipline devînt une science de la nature, Lacan l’inscrivit dans le registre des sciences humaines en s’inspirant de la linguistique et de l’anthropologie. Il effectua une relève du freudisme fondée non pas sur le dépassement des origines mais sur un retour aux textes fondateurs : une relève orthodoxe et subversive. On trouve dans les Écrits les différentes étapes de cette élaboration, ponctuée de formules saisissantes : « L’inconscient est structuré comme un langage », « Le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre », « Moi, la vérité, je parle », « Il n’y a pas d’Autre de l’Autre », etc.

FONDATEUR D’UNE PENSÉE

C’est le 15 novembre 1966, après des mois de labeur, que l’opus sortit en librairie accompagné d’un index raisonné des concepts majeurs (dû à Jacques-Alain Miller), d’un appareil critique et d’une présentation logique des textes plutôt que chronologique. Quelque 5 000 exemplaires furent vendus en moins de quinze jours, avant même la publication des comptes rendus de presse. Plus de 50 000 exemplaires seront achetés pour l’édition courante, et la vente en poche battra tous les records pour un ensemble de textes aussi complexes : plus de 120 000 exemplaires pour le premier volume, plus de 55 000 pour le deuxième. Quant aux articles de presse (plus de 200), ils furent les uns très élogieux, les autres très critiques, voire stupides.

François Wahl avait donc gagné la bataille de la publication de l’œuvre écrite de Lacan, lequel sera ensuite célébré, attaqué, haï ou admiré comme un penseur d’envergure et non pas seulement comme un praticien transgressif.

L’œuvre de Lacan (Séminaire et Écrits) est aujourd’hui traduite en une cinquantaine de langues et elle continue à être lue régulièrement par un nombre important de lecteurs (de 10 000 à 15 000 par an) malgré la crise des sciences humaines, malgré les querelles internes au lacanisme et surtout malgré les attaques incessantes contre la psychanalyse, qui ont pour effet, sur la longue durée, de faire tomber la vente des mauvais livres et monter celle des « classiques » : l’opus a donc « tenu », contrairement à la crainte de son auteur.

Il faut dire que ces Écrits ne sont pas un ouvrage de circonstance mais une somme qui ressemble à la fois au Cours de linguistique générale de Saussure et à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel et qui fonctionne dès lors comme le livre fondateur d’une pensée que l’on peut, selon les époques, lire, critiquer, commenter ou interpréter de multiples manières, la pire étant celle des épigones. Mieux vaut donc, pour l’apprécier aujourd’hui, savoir lui être infidèle comme Lacan l’avait été envers Freud.


LACAN Jacques, Écrits, Seuil, « Points essais », [1966] 1999 (nouvelle édition), tome I, 560 p., 9 € ; tome II, 400. p, 9 €.