RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

21 février 2011

Edgar Morin la voie de la complexité Edwy Plenel, Hugo Vitrani – Introduction par Philippe Grauer

Edwy Plenel, Hugo Vitrani – Introduction par Philippe Grauer

Article repris de Médiapart


EDGAR MORIN NOUS MONTRE LA VOIE : DÉBAT MARDI

À l’occasion de la sortie du livre d’Edgar Morin

La Voie pour l’avenir de l’humanité ed. Fayard,

nous vous invitons à un débat mardi 1er mars 2011 à 20h00

à la Maison de l’Amérique latine}} avec

Edgar Morin Claude Alphandéry & Edwy Plenel

Edgar Morin : « La conscience de la nécessité vitale de changer voie est désormais inséparable de la conscience que le grand problème de l’humanité est celui de l’état souvent monstrueux et misérable des relations entre individus, groupes, peuples. La question très ancienne de l’amélioration des relations entre humains, qui a suscité tant d’aspirations révolutionnaires et tant de projets politiques, économiques, sociaux, éthiques, est désormais indissolublement liée à la question vital du 21ème, qui est celui de la Voie nouvelle et de la Métamorphose. »

Réservation indispensable par mail à l’adresse : débats@mediapart.fr (merci d’indiquer un nom, un prénom et le nombre de places, deux places maximum par réservation)

En partenariat avec le Centre Edgar Morin, l‘Institut International de recherche politique et civilisation et l’Institut du Tout-Monde

Maison de l’Amérique latine – 217 bd St-Germain – 75007 Paris


Les sans papiers de la psychothérapie, praticiens de la complexité

par Philippe Grauer

La voie pour l’avenir de l’humanité} mérite de ne se voir point amputée de son sous-titre, au risque de passer pour quelque texte gouroutique n’ayant aucun rapport avec celle du penseur de la complexité, co-créateur de la revue Communications qui marqua la montée en puissance du structuralisme en même temps que de la pensée 68. La parution de ce maître ouvrage, venu peu après celle de l’opuscule de Stéphane Hessel dont le succès pourrait constituer l’avertissement que les braises de l’esprit révolutionnaire continuent de couver sous une cendre que les eaux glacées du calcul gestionnariste n’ont apparemment pas éteinte, cette parution qui eut l’à propos de coïncider de peu avec la flambée de la révolution arabe, nous semble tomber bien à propos dans une sorte de changement de direction du vent de l’histoire autrement appelé air du temps.

Le beau texte d’Élisabeth Roudinesco sur les révolutions que nous vous proposons par ailleurs souffle dans le même sens. Un parfum frais semble à nouveau tout prêt à sortir des touffes d’asphodèles du printemps en préparation, surprenant l’ambiance sécuritariste des projets de grand renfermement des fous devenus ennemis publics et de la désignation à la vindicte des Roms voleurs de poules et agresseurs de gendarmeries.

Nos psychopraticiens relationnels apprécieront de se ressourcer à la fraîcheur revigorante de la pensée d’Edgar Morin. Nous les sans papiers de la psychothérapie sur le nom de qui des conservateurs corporatistes très terroir bavent régulièrement de dénonciation, nous réjouissons de fréquenter la pensée tonifiante et libératrice de l’auteur du Journal de Californie. L’humanisme dont nous sommes par la psychologie du même nom héritiers relève avec lui la tête et le défi, un humanisme qui se réclame également de la psychanalyse – courant de pensée tout aussi mal traité par les mêmes si l’on considère le fond des choses. À nous d’assumer notre part de responsabilité et d’occuper notre place en professionnels dûment autoréglementés dans le processus que l’auteur de La voie s’efforce de penser avec rigueur jusque dans le détail, de l’humanisation de l’humanité.


Edgar Morin, la voie de la complexité

par Edwy Plenel, Hugo Vitrani in Mediapart


Vieux sages et principes d’espérance

Rares sont les livres au rendez-vous de leur époque, éclairant les ténèbres alentour et indiquant un chemin d’espoir. Tel est le cas de La Voie, le dernier livre d’Edgar Morin, directeur de recherche émérite au CNRS, mais surtout penseur aussi transdisciplinaire qu’indiscipliné. Sous-titré Pour l’avenir de l’humanité , La Voie fait écho à tout ce qui s’impatiente et s’invente dans le monde, de Tunis au Caire, et jusqu’à Paris. Edgar Morin sera l’un des orateurs de la soirée organisée par Mediapart, lundi 7 février, autour de Stéphane Hessel, où l’on entendra aussi les voix de la révolution démocratique arabe.

Frère en incertitude d’Édouard Glissant, qui vient de nous quitter (lire ici notre hommage), Edgar Morin avait tôt pressenti les lucidités des poètes. C’est ainsi que deux vers lui servent habituellement de repères, comme des balises sur la voie qu’il a su tracer. Le premier, de Friedrich Hölderlin (1770-1843), sauve le principe espérance des inquiétudes qui le minent : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Ce que Morin commente ainsi : « Là où croît la désespérance, croît aussi l’espérance. La chance suprême gît dans le risque suprême. » Le second, de Antonio Machado (1875-1939), sauve le principe d’incertitude d’une histoire jamais écrite par avance : « Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin. Le chemin se fait en marchant ». Autrement dit, pour Morin, « l’espérance n’est pas synonyme d’illusion », pavée d’idéologies et de certitudes, c’est au contraire une invention qui se crée en s’engageant, en résistant et en avançant.

Nul livre, dans les livraisons récentes, n’est plus en écho avec l’ébranlement commencé en Tunisie et poursuivi dans tout le monde arabe, avec l’Egypte comme épicentre. Le premier des « principes d’espérance » qu’énonce Morin est, justement, celui qu’illustrent les événements récents : « Le surgissement de l’inattendu et l’apparition de l’improbable ». Du surgissement de la démocratie dans la petite Athènes qui, par deux fois, avait victorieusement résisté à la formidable puissance perse jusqu’à l’improbable retournement de la seconde guerre mondiale avec la contre-offensive soviétique, Edgar Morin rappelle ces moments où ce qui semblait impensable est néanmoins advenu – et ce fut le cas aussi bien de l’effondrement de l’URSS comme c’est sans doute le cas du « 89 » arabe qui commence.

Lire La Voie pour l’avenir de l’humanité (Fayard, 19 euros), c’est donc retrouver toute cette sagesse, au sens ancien, que porte l’œuvre morinienne, depuis L’Homme et la Mort (1951) jusqu’à La Méthode (six tomes, de 1977 à 2004, rassemblés en un seul volume en 2008, au Seuil), en passant par des dizaines de travaux qui illustrent aussi bien cette « pensée complexe » que cette « sociologie du présent » qui sont sa marque intellectuelle. « Sparsa colligo » (« Je réunis le dispersé »), souligne-t-il en introduction de La Voie dont il inscrit la genèse comme l’aboutissement de son cheminement. En écho à ces premières pages et en vue la soirée du 7 février au Théâtre de la Colline, nous avons d’abord demandé à Edgar Morin son regard sur cette redécouverte par notre époque inquiète des « vieux sages », à travers des personnalités comme la sienne (89 ans), celle de Stéphane Hessel (93 ans), l’auteur célébré d’Indignez-vous ! (Indigène Editions, 3 euros), ou celle de Claude Alphandéry (88 ans), dont il a préfacé le récent témoignage Une si vive résistance (Rue de l’échiquier, 9,90 euros) :

(vidéo)

La Voie réunit ce qui est dispersé et séparé

Réunissant ce qui est épars et divers, La Voie rassemble la démarche morinienne dans sa globalité, abordant en quatre parties les politiques de l’humanité, les réformes de la pensée et de l’éducation, les réformes de société et les réformes de vie. En ce sens, ce livre est une formidable introduction à toute l’œuvre et à l’originalité d’une pensée qui ne se laisse pas étiqueter ni classer. Mais, surtout, La Voie rassemble ce qui, pour chacun d’entre nous, semble si séparé, cloisonné et dispersé qu’aucune intelligibilité d’ensemble ne paraît atteignable. Tel est le défi incommensurable que s’est lancé Edgar Morin : échapper à ces spécialisations, savoirs morcelés et certitudes aveuglées qui sont autant d’obstacles à une pensée globale et, partant, à une politique d’émancipation. Librement, Edgar Morin improvise ici une introduction à La Voie :

(vidéo)

Edgar Morin raconte La Voie

Dans le moment de transition qui est le nôtre, La Voie est donc un livre essentiel. Et essentiellement politique. Appelant depuis longtemps à une « régénération de la pensée politique » qui allie « politique de civilisation » et « politique de l’humanité », Edgar Morin ébranle sa famille politique, la gauche, dans ce qui la paralyse et l’immobilise, la plongeant dans une longue impuissance et un lent chagrin. Il s’en prend à cet économisme qui, au pouvoir, l’a conduite à pactiser avec ce capitalisme financier qui « s’est mis au-dessus de l’humanité et (que) nous devrions mettre au ban de l’humanité ».

Prolongeant et approfondissant ses deux livres précédents (Pour et contre Marx, Temps Présent, 2010 ; Ma gauche, François Bourin, 2010), il l’invite à prendre l’homme dans toutes ses dimensions, non seulement sapiens, mais aussi demens, non seulement faber mais aussi mythologicus, non seulement economicus mais aussi ludens. Ne renonçant pas à ce qui fut au cœur de l’invention marxienne, ce souci d’embrasser l’expérience et la connaissance du monde, de ne pas séparer mais de relier, Edgar Morin appelle la politique à « penser en permanence et simultanément le planétaire, le continental, le national et le local ». Liant anciennes espérances et nouvelles lucidités, il met en garde la gauche socialiste sur les facilités qui la tentent, notamment avec l’éventuelle candidature de Dominique Strauss-Kahn :

(vidéo)

Une curiosité généreuse pour l’événement

« Nous ne savons pas ce qui se passe, et c’est cela qui se passe » : citant Ortega y Gasset (1883-1955), Edgar Morin souligne la difficulté de penser l’événement dans la mesure où « la connaissance est en retard sur l’immédiat ». Rejoignant ce qui fut son credo de chercheur avec la sociologie de l’événement (appliquée notamment lors des événements de Mai 1968 avec Cornelius Castoriadis et Claude Lefort dans leur livre commun Mai 1968 : la brèche), il développe et illustre, avec La Voie, une démarche qui pourrait utilement inspirer tous ceux qui, face au risque d’un événement inattendu, sont tentés de le rabattre sur leurs anciennes certitudes.

« Le présent, écrit-il dans un passage que tout journaliste devrait méditer, n’est perceptible qu’en surface. Il est travaillé en profondeur par des sapes souterraines, d’invisibles courants sous un sol apparemment ferme et solide. De surcroît, la connaissance est désarçonnée à la fois par la rapidité des évolutions et changements contemporains, et par la complexité propre à la globalisation […]. Enfin, nous, habitants du monde occidental ou occidentalisé, subissons sans en avoir conscience deux types de carences cognitives : les cécités d’un mode de connaissance qui, compartimentant les savoirs, désintègre les problèmes fondamentaux et globaux, lesquels nécessitent une connaissance transdisciplinaire ; l’occidentalo-centrisme qui nous juche sur le trône de la rationalité et nous donne l’illusion de posséder l’universel. Ainsi ce n’est pas seulement notre ignorance, c’est aussi notre connaissance qui nous aveuglent. »

(vidéo)

Cette curiosité généreuse d’Edgar Morin pour le présent, ses détours et ses bifurcations, se retrouve dans sa vision de la révolution numérique, à mille lieues des crispations conservatrices de certains milieux intellectuels. Le lecteur trouvera ainsi, au chapitre plaidant pour une « démocratie cognitive et communicationnelle », un plaidoyer lucide pour Internet, d’un Internet tiré vers son meilleur, c’est-à-dire « dans le sens de la connaissance et de la compréhension ». Illustration par son analyse de l’effet WikiLeaks, cette mèche d’informations planétaires qui, une fois allumée, a sans doute ébranlé l’hyperpuissance américaine et ses relais dictatoriaux :

(vidéo)

La compréhension, clé d’une réforme de vie

On louperait une partie essentielle de la pensée morinienne si l’on ne s’arrêtait pas sur lui-même comme spécimen de cette « réforme de vie » qu’il appelle de ses vœux et dont l’auto-éthique, cette capacité à s’auto-réformer, serait la clé. L’un des passages de La Voie nous importe, ici, plus que d’autres car il concerne très directement les pratiques d’un média participatif, communauté de lecteurs et de journalistes tissant des liens interactifs. « La réforme de vie, écrit Morin, nous conduirait à restaurer la convivialité, cette aptitude à la sympathie et au dialogue avec les partenaires de nos vies quotidiennes, à commencer par nos voisins, comme avec les inconnus de rencontre. »

Pour Morin, la compréhension de l’autre est le moteur de cette convivialité réinventée : « Réduire autrui à son ethnie, à sa race, à sa religion, à ses erreurs, à ses fautes, à son pire comportement, aveugle aussi bien sur lui que sur soi-même. La compréhension est une composante capitale de la réforme de vie. Comment espérer le moindre progrès de société s’il n’est pas lié à un progrès dans la compréhension d’autrui ? » On ne saurait trop inviter tous les contributeurs de Mediapart à méditer cette exhortation à se comprendre les uns les autres.

Aussi, en guise d’exercice pratique, avons-nous demandé pour finir à Edgar Morin comment il vivait cette statue de sage indiquant le chemin que forge son œuvre et qu’il se forge donc, fût-ce à son corps défendant. Réponse toute de finesse sur le nécessaire exercice de « dégouroutisation », ou comment se déstatufier :

(vidéo)

La Voie est un livre qui redonne espoir et courage, et c’est pourquoi il faut le lire d’urgence. C’est aussi un livre qui fait lien entre passé et futur, préservant le fil fragile des révoltes, de ces indignations qui mènent aux résistances où se créent de nouveaux possibles. De nouvelles métamorphoses, de nouvelles libérations.