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11 janvier 2010

Élisabeth Roudinesco espère un Freud « dépoussiéré du dogmatisme des analystes » Élisabeth Roudinesco interviewée par Christophe Lucet

Élisabeth Roudinesco interviewée par Christophe Lucet

Sud Ouest Dimanche , 10 janvier 2010. Le grand entretien.

Freud sur la place publique

Christophe Lucet in L’ENTRETIEN DU DIMANCHE : depuis le 1er janvier, les textes du père de la psychanalyse sont libres de droits. Pour Élisabeth Roudinesco, c’est l’occasion de le libérer des « freudologues ». Elle espère un Freud « dépoussiéré du dogmatisme des analystes « .

CL. Sigmund Freud est mort en 1939. Libres de droits désormais, ses œuvres vont pouvoir être retraduites. Quelle est la portée de l’événement ?

Élisabeth Roudinesco. Considérable. C’est un moment de liberté. Freud va enfin échapper à l’emprise des seuls psychanalystes ! J’attendais ce moment depuis des années. Jusqu’ici, l’IPA (l’Association internationale de psychanalyse) (1), était, de facto, seule habilitée à recruter des traducteurs. Or l’IPA est devenue corporatiste. Elle a fait de Freud, pour la France, l’otage des « freudologues » : pour eux, Freud ne parle pas l’allemand mais le « freudien ».

CL. Une aberration ?

ER : Bien sûr ! Freud a inventé des concepts mais pas une nouvelle langue. Et cet avis est unanime. Non seulement Freud parle un allemand limpide mais il est facile à traduire. Rien à voir avec Hegel ou Heidegger, dont les textes, souvent obscurs et compliqués, posent de vraies difficultés de traduction. Ne parlons pas de Lacan, un vrai casse-tête dans toutes les langues ! Freud, lui, ne pose pas de problèmes, sauf quand les psychanalystes s’instaurent traducteurs.

CL. Mais enfin, la psychanalyse, à laquelle vous avez consacré un dictionnaire, est un langage en soi…

ER : C’est vrai mais, en français, l’unification des concepts est terminée. Freud peut parfaitement être traduit par un auteur littéraire qui ignorerait la psychanalyse. Il suffit à celui-ci de se procurer le  Vocabulaire de la psychanalyse de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, ou le Dictionnaire de la psychanalyse (co-auteur Michel Plon) pour savoir que les mots que Freud utilise, par exemple pour parler des variétés du désir. Il sait que Unbewusst se traduit par inconscient et pas par inconnu. Et voilà longtemps que pulsion n’est plus traduit par instinct, comme faisaient les premières traductions françaises de Meyerson ou Marie Bonaparte, qui étaient par ailleurs très bonnes.

CL. Sa préemption par les psychanalystes a-t-elle éloigné Freud de ses lecteurs français ?

ER : Non. Il continue de bien se vendre grâce aux très bonnes traductions de Gallimard, toutes en collection Folio (15 volumes). Elles sont l’œuvre des meilleurs germanistes, réunis par Pontalis. En revanche, les traductions des PUF (2), l’autre éditeur de Freud, sont catastrophiques.

CL. Pourquoi ?

ER : Parce qu’elles ont révisé les textes en « freudien ». Les traducteurs réunis par Laplanche étaient soit psychanalystes, soit formés à la « freudologie ». Ils font d’excellentes préfaces et notes. Mais, quand on se met à trente pour traduire puis réviser des textes, on les déshumanise et on produit du charabia. Il y a des fautes de syntaxe. Les auteurs, qui ne sont pas écrivains, ne sont pas relus par des correcteurs. Or la traduction, ce sont des humains qui lisent un texte, pas des ordinateurs.

CL. La brouille Laplanche-Pontalis explique-t-elle l’absence en France d’une édition de référence, comme il en existe une en anglais ?

ER : Oui. Les deux psychanalystes qui avaient rédigé le Vocabulaire de 1968, tous deux membres de l’IPA n’étaient plus d’accord sur la façon de traduire Freud. Ce divorce a empêché que le pays le plus freudien du monde se dote de l’équivalent de la Standard Edition anglaise de James Strachey, un chef-d’oeuvre.

Même l’édition de Freud dans La Pléiade, que j’ai proposée en 1997 en équipe avec Jacques Le Rider, le grand germaniste français, a échoué, faute d’un accord écrit de Pontalis. Le projet consistait à reprendre les traductions de Gallimard, à les réviser et à les publier en deux volumes avec de nouvelles présentations et des notes. Gallimard aurait pu, au minimum, faire une nouvelle édition dans sa collection Quarto, mais cela aussi a échoué.

CL. L’ouverture des droits, en 2010, a-t-elle ouvert les vannes à de nouvelles traductions ?

ER : Oui, et tant mieux. On va voir fleurir de petits ou grands Freud, on va mettre en collections de poche tout ce qu’on veut. Le Seuil a commencé avec une nouvelle traduction de L’interprétation des rêves  par Jean-Pierre Lefebvre. C’est un travail de longue haleine. Il faut des préfaces qui resituent l’oeuvre dans son contexte : comment elle a été reçue, ce qu’elle a de novateur, comment on interprète les rêves aujourd’hui. Il faut dépoussiérer le langage dogmatique des sociétés analytiques, et tenir compte de l’historiographie la plus récente.

CL. Les psychanalystes ne sont-ils pas capables de le faire ?

ER : Qu’ils essayent. La concurrence est ouverte. Mais la majorité des psychanalystes se sont orientés  exclusivement vers la clinique. Certains sont cultivés mais hélas ils ne sont pas assez formés à l’érudition pour un nouveau Freud moderne : ils lisent un Freud à usage des futurs cliniciens. En lisant certaines préfaces de psychanalystes, on s’aperçoit qu’ils ne s’intéressent pas aux grands travaux freudiens, notamment anglophones, et qu’ils répètent ce qu’ils ont appris dans leurs écoles autrefois. Et il y a de plus en plus de non-psychanalystes qui produisent de bons travaux sur Freud et qui sont plus compétents qu’eux en érudition car ils ont plus de temps.

CL. Est-ce que la nouvelle vague de traductions de Freud va assécher les polémiques ?

ER : Au contraire, elle va les relancer. D’abord parce que les psychanalystes vont se sentir dépossédés. Ensuite parce que les anti-freudiens vont revenir à la charge contre cet « escroc » ou ce « salaud » de Freud, comme ils disent. Je ne m’en plains pas. Car, comme Darwin ou Marx, Freud est éternel. Et il n’est pas question de tomber dans l’hagiographie. Tout grand auteur doit être mis en discussion. Mais Freud gêne toujours car il a apporté quelque chose de nouveau.

CL. Comment définir sa nouveauté ?

ER : La découverte que nous avons un inconscient, bien sûr. Mais aussi que les enfants ont une sexualité, qui est de l’ordre du désir et pas de la sexologie. Notre époque cherche les recettes du bonheur ou de la sexualité au travers de la chirurgie esthétique, de la sexologie, de la performance. Or, qu’il s’agisse de liberté sexuelle ou de transformations de la famille, Freud montre que la solution passe par le psychisme. Nous sommes à une époque où il faut à nouveau réfléchir sur qui nous sommes en termes de subjectivité.


(1) Fondée en 191O par Freud lui-même.

(2) Presses universitaires de France. Depuis 1988, les PUF se partageaient avec Gallimard les droits sur l’oeuvre de Freud. Troisième éditeur historique, Payot, non concerné par l’accord de 1988, n’a plus produit d’autres traductions depuis lors.



Propos recueillis par Christophe Lucet