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17 octobre 2007

Élisabeth Roudinesco : la part obscure de nous-mêmes

[Image : Élisabeth Roudinesco]

« Que les pervers soient sublimes quand ils se tournent vers l’art, la création ou la mystique, ou qu’ils soient abjects quand ils se livrent à leurs pulsions meurtrières, ils sont une part de nous-mêmes, une part de notre humanité, car ils exhibent ce que nous ne cessons de dissimuler : notre propre négativité, la part obscure de nous-mêmes ». E.Roudinesco

Présentation :

— Où commence la perversion et qui sont les pervers ?

Est réputé tel, depuis l’apparition du mot au Moyen Âge, celui qui jouit du mal et de la destruction de soi ou de l’autre. Mais si l’expérience de la perversion est universelle, chaque époque la considère et la traite à sa façon.

— L’histoire des pervers en Occident

est ici racontée à travers ses grandes figures emblématiques, depuis l’époque médiévale (Gilles de Rais, les mystiques, les flagellants) jusqu’à nos jours (le nazisme au XXè siècle, les types complémentaires du pédophile et du terroriste aujourd’hui) en passant par le XVIIIè siècle (Sade) et le XIXè (l’enfant masturbateur, l’homosexuel, la femme hystérique).

— Notre époque

, qui croit de moins en moins à l’émancipation par l’exercice de la liberté humaine, et pas davantage au fait que chacun d’entre nous recèle sa part obscure, feint de croire que la science nous permettra bientôt d’en finir avec la perversion. Mais qui ne voit qu’en prétendant l’éradiquer, nous prenons le risque de détruire l’idée d’une possible distinction entre le bien et le mal, qui est au fondement même de la civilisation ?


Entretien avec Élisabeth Roudinesco, pour L’homme en question , 18 septembre 2007.

— Ne sommes-nous pas tous un peu pervers?

— Tous les êtres humains ont des fantasmes pervers : envie de tuer, de nuire, de s’exhiber, de manipuler, de dominer, de faire souffrir. C’est en cela que la perversion est la part obscure de nous-mêmes. Mais on ne devient réellement pervers que lorsqu’on met en acte de tels fantasmes, à des degrés divers. Soit à titre individuel, soit de façon organisée, comme dans les dictatures où l’État devient tortionnaire et persécuteur. Le nazisme est l’exemple le plus extrême d’un système pervers puisque le génocide devient la Loi.

— La perversion est-elle pensable en dehors des catégories du bien et du mal ?

— La perversion est synonyme de perversité : jouir de faire le mal et pas simplement faire le mal sans en jouir. Mais elle peut être sublimée en son contraire dans l’art ou la créativité. Si le Marquis de Sade n’avait pas été l’auteur d’une œuvre majeure, il aurait sans doute été un criminel. Être pervers, c’est donc être double, attiré tantôt par le haut (la civilisation) et tantôt par le bas (la souillure). À cet égard, la perversion est pensable, en effet, selon les catégories du bien et du mal, dans la mesure où chaque société a besoin, pour exister, de penser cette différence.

Mais comme la manière de désigner le bien et le mal varie selon les époques, les pervers peuvent être tantôt les victimes d’une Loi qui les persécute, et tantôt des bourreaux ou des rebelles — voire des héros — qui défient la loi de Dieu ou des hommes. Pendant des siècles, l’homosexuel, regardé comme le mal absolu pour cause de sodomie, fut envoyé au bûcher, avec l’hérétique, la sorcière et celui qui se livrait au commerce charnel avec les animaux. Au XIXè siècle, il fut l’incarnation d’un mal qui venait des mauvais instincts de l’homme, descendant du singe. La rédemption passait, non par Dieu et les flammes, mais par la science médicale. Aujourd’hui, dans les états démocratiques, les pervers ne sont plus sanctionnés ni par Dieu ni par la science, ni par la loi, sauf quand ils sont criminels. Le mal absolu, c’est donc le pédophile, criminel et malade, de même que le terroriste — celui du 11 septembre — qui prétend incarner le bien, alors qu’il est l’agent du mal, c’est-à-dire d’une destruction massive de l’autre et de lui-même.

— Vous intitulez votre dernier chapitre “La société perverse”. En quoi notre société contemporaine peut-elle être considérée comme perverse ?

— Parce qu’elle tend à réduire l’âme au corps, à traiter les sujets comme des marchandises et à laisser croire que la solution à la question du désir pourrait être trouvée dans la gestion des corps et non plus dans l’aspiration à un idéal. Il s’agit là d’une tentative de domestication de la part obscure de nous-mêmes — de nos fantasmes, de notre imaginaire —, douce et invisible, propre aux états démocratiques, à l’ère du biopouvoir, lequel prétend venir à bout de tous les comportements dits déviants ou d’addiction. J’appelle perverse une société puritaine et pornographique : étalage maniaque de l’intimité, d’un côté, répression ensuite de ce que l’on a sciemment exhibé. Et tout cela au nom du bonheur individuel et de la santé.