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4 mars 2008

Emilio Rodrigué : Tonton Cristobal est revenu ! Michel Plon

Michel Plon

Séparations nécessaires. Mémoires

(Payot, traduit de l’espagnol par Mylène Ghariani)

par Michel Plon
Article paru en 2005 dans la Quinzaine littéraire


Il était une fois…en Amérique du sud

Emilio Rodrigué, tel le Tonton Cristobal de la chanson de Pierre Perret, nous est revenu. Pas cousu d’or, seulement chargé du brillant d’un nouveau volume qui ne traite plus cette fois-ci de la vie de Freud mais tout simplement de la sienne. Et quelle vie ! Tumultueuse, haute en couleurs, ponctuée d’expériences psychanalytiques toujours audacieuses, de celles dont notre époque semble avoir perdu le goût, rythmée par des amitiés et des amours dont Emilio Rodrigué, conteur malicieux, excelle à nous donner les arômes sans jamais sombrer dans l’exhibitionnisme.

Il importe de le souligner sans plus tarder. Si ce volume procure à son lecteur les plaisirs d’un roman d’aventure, c’est d’abord parce qu’il nous révèle, et sans doute la merveilleuse traduction dont il bénéficie n’y est-elle pas pour rien, un véritable écrivain, un auteur sachant marier l’humour et le dramatique, le familier et le solennel avec un sens de la distance qui évite longueurs et pesanteurs, un amateur de ces bons mots et de ces formules qui surgissent au moment opportun, diversions pétillantes à même de rompre avec toute forme d’enlisement dans la complaisance.

Écrivain et metteur en scène. De ceux qui, parmi les plus grands, ont l’art de la perspective et du relatif, qui savent faire apparaître le détail saugrenu, la réflexion d’apparence anodine à même de donner à la scène d’ensemble la plus convenue, congrès ou réception, réunion familiale ou réjouissances entre vieux copains, sa dimension unique et éphémère d’où naissent le sens du révolu, la nostalgie du plus jamais. Dans cette veine, celle d’un tragique d’autant plus tragique que rien ou presque n’en est dit, l’un des plus beaux moments du livre, l’envie vient d’écrire du film, est bien celui constitué par ce court chapitre, quatre pages, intitulé De la fête à l’exil. S’y trouvent évoqués les derniers jours — « Le matin nous lisions les chroniques de nombreuses morts, des morts proches par ressemblance ou par opposition, des morts à messages, les plus mauvaises de toutes. Seule issue : l’exil » — les dernières heures à Buenos-Aires, les départs de tous les amis et celui de la grande, la très grande psychanalyste et amie, Marie Langer — trop peu connue en France. « Ciao Buenos Aires, ciao« .

Le départ, la découverte et l’adoption de et par Salvador de Bahia, nouvelle patrie et autre femme qui lui feront découvrir les plages psychothérapeutiques et le Candomblé — dont il dira, un de ses raccourcis délicieux, qu’il « est à l’Eglise catholique ce que Plataforma (groupe psychanalytique révolutionnaire argentin dont il fut l’un des fondateurs à la suite de mai 68 et dont il dit aussi, autre formule, qu’il y était question de teindre la psychanalyse en rouge) fut à l’IPA » — tout cela, Madrid et la France aussi bien ne lui fera jamais oublier ces années, celles de l’enfance, de l’adolescence et de la découverte de la psychanalyse, celles de « …ces longs étés aristocratiques des années 40 » à Mar del Plata, celles d’une époque où « Sans perdre de vue les différences » l’Argentine avec « Evita, Che Guevara, Borges, Cortazar et Astor Piazzolla » connut une « effervescence freudienne » qui pouvait évoquer la Vienne de la fin du XIX° siècle, « … celle des Freud et Wittgenstein, Kafka et Weininger, Strauss et Malher » .

À l’image du livre, décors de légèreté trompeuse laissant percer les blessures de la vie, son titre, si l’on veut bien s’y arrêter, est porteur de ce savant mélange qui fait se côtoyer le registre du burlesque et celui de la réflexion existentielle : séparations nécessaires ! Qu’est-ce qu’une vie, une vie véritable marquée par le refus du leurre, une vie construite au plus près du vrai du désir de celui qui en est l’acteur principal, si ce n’est d’abord et toujours une succession de séparations, d’abandons, de renoncements et de deuils, tous processus où viennent à se mêler le courage et la lâcheté, le plaisir, passion et gourmandise, la honte, amertume et désespoir.

Il fallait savoir faire sentir ce double registre, savoir faire alterner ce temps de la découverte, de la passion, ce temps de la confrontation avec l’inconnu et l’étranger avec celui du souvenir, de la blessure, du ratage et de la dérobade. Emilio Rodrigué s’y emploie avec brio, parvenant à faire avec l’histoire parfois désopilante de sa vie, un long chapitre de l’histoire de cette psychanalyse toujours déchirée entre un légitime souci de rigueur et les risques inhérents aux nécessaires avancées. Une formule dit bien ce qu’il en est de ce conflit permanent entre la frilosité à laquelle conduit l’excès de prudence et le risque de charlatanisme inhérent au refus de toute forme de règles : évoquant son expérience de « traitement complet en une seule séance » — de quoi faire frémir, voire hurler les orthodoxes de toutes espèces à Paris ou ailleurs — Emilio Rodrigué, qui s’est toujours gardé de vouloir « faire école », écrit « Je ne veux pas dire par là que mon canapé lit est un modèle à imiter, mais que chaque analyste doit inventer son propre divan« . À sa manière, gardons-nous de juger, plus encore de rejeter au nom d’un dogmatisme desséchant, ses expériences parfois invraisemblables, exerçons-nous plutôt à y trouver matière à réflexion.

Enfant chéri, enfance dorée, enfant dernier né et tardif d’une riche famille argentine, pour partie d’origine française, qui fréquente l’Europe comme d’autres la banlieue de Buenos-Aires, le jeune Emilio Rodrigué, qui assumera non sans une certaine douleur le surnom de singe qu’il saura par la suite parfaitement utiliser, recevra de son père, entre autres cadeaux initiatiques, de ceux qui fabriquent un homme, la possibilité de découvrir Freud au seuil de ses études de médecine. Avec l’autorisation de « Papa », le jeune singe inhibé et jaloux entame une analyse avec l’analyste alors le plus coté de la capitale argentine, Arnaldo Rascovsky : « Dès la seconde séance, je m’allongeai sur le divan et un monde merveilleux s’ouvrit à moi« . La passion est née qui le fait, le fera se découvrir « écouteur » en toute circonstance, gourou jamais dupe de lui-même. C’est donc vers cette « profession sans prestige, une affaire de juifs et de coiffeurs pour dames », la psychanalyse, qu’il se lancera non sans inquiéter sa riche et toute nouvelle belle famille.

Mais Beatrix, sa première femme, la mère de ses enfants, cette grand-mère qu’il conte avec drôlerie à ses petits enfants, car il lui faut toujours, il le dit, un interlocuteur, fut-il un chien, pour écrire, Beatrix, « une lionne » le suivra et l’épaulera jusqu’à leur séparation. Désireux de quitter le cocon argentin, psychanalytique autant que familial, le conquistador en rupture de ban avec son analyste et avec ses pairs, partira en Angleterre en un temps où la psychanalyse s’y épanouissait avec vacarme. Il y fera deux séjours, dont l’un dans un dénuement matériel auquel le fils de famille n’est guère habitué. Le temps d’y faire deux tranches d’analyse avec la grande Paula Heimann, cette élève de Mélanie Klein qui sera l’une des rares parmi ceux-ci à s’opposer à cette « dame de fer » de la psychanalyse avec laquelle le jeune Argentin travaillera à son tour.

À Londres, au cours de son premier séjour, Emilio connaîtra les ultimes soubresauts, avant la trêve, de ce que les historiens de la psychanalyse appellent les grandes controverses, ces affrontements homériques entre les partisans d’Anna Freud, gardienne du temple, et les adeptes du renouveau kleinien. Il rencontrera, échangera et travaillera avec ces gloires de la psychanalyse britannique que furent Winnicott ou Masud Kahn parmi d’autres. Le retour en Argentine tout auréolé par cette prestigieuse formation anglaise et par la publication d’articles qui attirent l’attention est triomphal.

Mais l’homme est indocile, peu respectueux des ordres établis qu’ils soient professionnels ou amoureux, curieux de tout, de tous et plus encore peut être de toutes, il est menacé d’être de nouveau exclu de la jeune société de psychanalyse argentine. Il repart alors aux Etats-Unis pour un long séjour à Stockbridge, à la prestigieuse clinique Austen Riggs, communauté thérapeutique utopique, où il deviendra un personnage de premier plan aux côtés, excusez du peu, de ces gloires de la psychanalyse américaine que furent Erik Erikson ou David Rapaport, mais qu’il quittera parce que ne parvenant pas à faire entendre la portée des conceptions kleiniennes dont il s’était imprégné.

Deuxième retour en Argentine, il ne sera pas plus aisé que l’exil à venir. Les retrouvailles, passé le moment d’émotion, sont rarement plus faciles que les séparations : le temps s’écoule et les générations montantes ne se gênent pas pour marginaliser les « vieux » ; étrange chose constatera Emilio Rodrigué que de soudainement se ressentir à 46 ans comme un dinosaure. Lacan, sa lecture et son influence se font alors sentir en Argentine, vague comparable à celle du kleinisme quelques décennies plus tôt. Sans se départir de son humour mais toujours aiguillonné par sa curiosité et sa culture psychanalytique, Emilio Rodrigué « s’y mettra », avec mesure et prudence, son expérience kleinienne l’ayant prémuni envers toute forme d’idolâtrie.

Au moment de refermer ce livre que l’on ne saurait raisonnablement résumer, il n’est pas impossible que le lecteur séduit, voire transporté, ressente ce petit pincement dépressif qui commence de vous saisir à la tombée du soir, le dimanche, à la fin de ces après-midi heureux, ceux où le groupe de jeunes analystes argentins jouait au foot comme des enfants. Alors vous vous rappellerez cette observation malicieuse de l’ami Emilio, une parmi tant d’autres : cette heure difficile, c’est « l’heure des vêpres, pendant laquelle, selon Neruda, les évêques se masturbent« . Subversif avec bonhomie, Emilio Rodrigué : il faudrait que nous sachions encore l’être.