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27 mai 2010

Enseigner Freud dans l’Université populaire de Michel Onfray ? Myriam Illouz

Myriam Illouz

Myriam Illouz enseigne la psychanalyse à l’Université Populaire de Caen, fondée par Michel Onfray. Elle a choisi le Cercle Psy pour s’exprimer, pour la première fois, à propos du Crépuscule d’une idole, le brûlot anti-Freud, et de la tempête médiatique qu’il a déclenchée. Que penser des accusations actuellement portées contre Sigmund Freud, ou, dans le camp adverse, contre Michel Onfray ? La psychanalyse est-elle vraiment affectée par la polémique ? Et quel est son avenir ? Des réponses en toute franchise.

Quel est votre parcours, et comment avez-vous été amenée à enseigner la psychanalyse dans l’Université populaire de Caen ?

Je me suis allongée très jeune de longues années sur un divan lacanien. À mon analyse s’est associée progressivement la fréquentation des séminaires, colloques, groupes de travail… dans différentes écoles de psychanalyse. En parallèle j’ai suivi un cursus universitaire, un DESS de psychopathologie et psychanalyse sous la direction de Joël Dor à Paris VII, puis un DEA et un Doctorat au sein du laboratoire fondé par Pierre Fédida, le Centre du Vivant. Pendant onze ans, j’ai travaillé dans un établissement médico-social du treizième arrondissement parisien, auprès d’une population adulte, psychotique pour la plupart. Aujourd’hui, j’interviens régulièrement à l’analyse des pratiques ou à la supervision d’établissements avec diverses équipes médico-sociales, et suis psychanalyste installée en cabinet à Paris.

C’est autour d’un déjeuner estival chez Michel Onfray qu’il m’a fait part de la vacance du « poste psy» à l’Université Populaire. Son souhait était d’intégrer quelqu’un d’investi dans ce qu’il nomme, à la suite de Bourdieu, « un intellectuel collectif », sans aucune attente d’une pensée commune, bien au contraire, mais avec l’aspiration de « faire ensemble avec nos différences », ce qui se pratiquait depuis sept ans au sein de l’Université qu’il avait fondée. Assurée pendant plusieurs années par Françoise Gorog, puis pendant quelques mois par un autre intervenant, et maintenant par moi, la psychanalyse a toujours été conviée au débat, au questionnement, dans un lieu sans sectarisme idéologique ni figure du maître et ce, même si les positions actuelles de Michel Onfray sont franchement anti-freudiennes. C’est de ce fait, avec encore plus de conviction, que je renouvelle mon engagement pour l’année qui vient.

Certains reprochent à Michel Onfray d’être illégitime pour attaquer Freud puisqu’il n’est ni psychanalyste, ni en analyse. En tant que praticienne, qu’en pensez-vous ?

La question n’est pas celle d’une légitimité, notion ambiguë et rapidement dangereuse, mais plutôt celle d’un hiatus entre une conception intellectuelle, la philosophie, et une expérience vécue, la psychanalyse. Le philosophe a toute liberté pour appréhender, avec les outils qui sont les siens, l’intégralité des champs de la pensée, c’est même sa fonction et son ambition. Mais cette démarche rencontre les limites mêmes de ce qui la fonde ; le philosophe peut penser la psychanalyse dans un acte conscient et solitaire, mais il ne peut appréhender ce qui est du seul registre de l’expérience de l’inconscient, d’une expérience qui se traverse à deux. Le transfert, pierre angulaire de la découverte freudienne, est la force vive de la cure analytique. Donc, que Michel Onfray pense la psychanalyse me semble faire partie de ses attributions « légitimes » de philosophe. Mais que la psychanalyse puisse être saisissable par la philosophie, non. Car il s’agit là d’une praxis, qui n’est pas une philosophie.

Quels sont, à vos yeux, les points forts et les faiblesses du Crépuscule d’une idole ?

C’est un ouvrage rédigé justement tout en force, au sens d’une mécanique puissante qui ne laisse place à aucun doute, aucune hésitation. Sa force est donc aussi sa faiblesse.

Quelle est votre appréciation de la polémique consécutive à ce livre ?

La psychanalyse, qui a vu le jour il y a une centaine d’années, a connu une trajectoire paradoxale, puisqu’elle a été à la fois l’objet de nombreuses critiques et a rencontré le succès le plus durable de tous les traitements psychiques. Son outillage conceptuel, réservé initialement à une élite, est aujourd’hui passé, comme on dit, dans le domaine public. La polémique consécutive à la sortie de ce livre me semble représentative de cette démocratisation de la psychanalyse qui reproduit une fois de plus ce qu’elle a toujours connu, un franc succès et une vive critique. La surmédiatisation de notre société exacerbe de façon outrancière les oppositions dans une polémique qui ressemble plus au théâtre de guignol qu’à un débat d’idées, qui n’a malheureusement pas ou peu eu lieu.

Que pensez-vous des arguments d’Élisabeth Roudinesco, qui reproche à Michel Onfray non seulement des approximations, mais une inscription dans le sillage d’une certaine anti-psychanalyse d’extrême droite ?

Je ne suis pas historienne de la psychanalyse et n’ai donc pas les compétences nécessaires pour porter un jugement sur ces questions d’approximations historiques. Que Le Crépuscule d’une idole puisse être récupéré par l’extrême droite est une chose. Que son auteur en soit, par voix de conséquence douteuse, accusé des pires maux, est une aberration. Qu’un ouvrage soit détourné à des profits idéologiques immondes ne fera jamais de son auteur un complice de ces mêmes idéologies. Puisque Michel Onfray est nietzschéen, souvenons-nous que la philosophie de Nietzsche s’est vue pervertie et mise au service de ce que son auteur exécrait. Michel Onfray a la même nausée pour l’extrême droite et son antisémitisme. Si Freud avait été, pour reprendre une expression employée durant la polémique, « un goy terroir du bocage normand », il aurait eu la même pensée et écrit le même ouvrage. Donc, oui, il existe une anti-psychanalyse d’extrême droite qui se nourrit de tout ce qui fait ventre mais en aucun cas Michel Onfray, à l’engagement politique par ailleurs marqué à gauche, n’a rejoint les rangs de ce qu’il condamne aussi fermement.

Est-il vraisemblable que des pressions soient exercées, comme le soupçonne Michel Onfray, pour que le conseil régional de Basse-Normandie prive l’Université populaire de ses subventions ? Avez-vous des informations précises ?

Je n’ai aucune information à ce sujet.

Certaines critiques adressées à Freud, par Michel Onfray ou non, sont-elles de nature à modifier votre regard sur la psychanalyse et votre pratique ?

Non, très exactement parce que mon lien à la psychanalyse est issu d’une pratique et non d’une pensée abstraite. Ce n’est pas ma lecture de Freud qui a fondé mon regard, sur la psychanalyse d’abord, puis de psychanalyste ensuite, mais sa réactualisation par une traversée intime de la découverte freudienne. Ce même jaillissement de l’inconscient que je retrouve aujourd’hui chez mes analysants. Et si la psychanalyse reste indéfectiblement parée de sa superbe malgré les critiques et attaques nombreuses, c’est bien parce que depuis cent ans, d’innombrables personnes ont fait et continuent à faire cette expérience qui reste la seule qui permette un accès à la dialectique inconsciente de chacun et sa modification, qu’il soit ou non « sujet au complexe d’OEdipe ». Tant que les humains seront des êtres de parole, seule une parole singulière et propre à chacun permettra d’accéder à sa matière première : l’inconscient. Voila l’immuable de la découverte freudienne qui, comme toute discipline, s’est vue affinée, prolongée, poursuivie, enrichie depuis un siècle. En ce sens, disons que la psychanalyse pense à partir de Freud en reproduisant ce va-et-vient de la clinique à la théorie et non le contraire ! Voila pour quelles raisons, quels que soient les arguments de Michel Onfray, ceux-ci ne peuvent modifier mon lien à la psychanalyse, qui reste d’abord un lien au vivant.

Les polémiques entre psys donnent l’impression que la psychanalyse est inconciliable avec certaines approches, notamment les TCC. Est-ce vraiment le cas ?

Ne soyons pas dupes, ce à quoi vous assistez dans ces violentes querelles n’a pas grand-chose à voir avec la clinique mais avec une idéologie politique de la santé. Nous sommes dans une ère normative où la modernité freudienne a fait place à l’hyper modernité de la rationalisation des coûts, où l’homme a pour obligation d’être adapté à la société dans laquelle il doit s’insérer. Le symptôme est devenu un mal à abattre parce que nuisible au bon fonctionnement mercantile de cette société, qui évacue de plus en plus la relation humaine dans ce qui la fonde dans son rapport à elle-même. Qui d’autre que le psychanalyste prétend encore aujourd’hui tendre l’oreille au malaise, à l’empêchement, à la souffrance parfois sans raison rationnelle, qui donc peut encore tendre une main fiable de l’autre côté de la rive en prenant ce temps qui manque cruellement à l’homme d’aujourd’hui ? Bien que la place du symptôme ou du sujet porteur de ce symptôme diffère radicalement d’un point de vue à l’autre, nous devrions, dans le seul intérêt de nos patients, être en mesure de collaborer sans exclusion d’approches qui peuvent, et selon moi, doivent, se percevoir comme conciliables.

J’ai eu la chance de travailler pendant sept ans auprès d’un fin clinicien qui, bien que formé à la psychanalyse dans la plus pure tradition de celle-ci, proposait si besoin des thérapies comportementales in vivo associées à un suivi d’orientation psychanalytique. Les patients de cet établissement médico-social ont très largement bénéficié de cette collaboration intelligente et du non dogmatisme de nos pratiques. C’est avec cette même exigence, de mettre à profit tous les axes cliniques, que ce praticien dirige aujourd’hui le service de pédopsychiatrie de la Salpêtrière où se côtoient dans une franche collaboration des psychanalystes, des comportementalistes, des cognitivistes… Vous voyez donc que loin des débats télévisés, les cliniciens qui ont pour souci d’accompagner la souffrance psychique sont bien loin des querelles de chapelle qui bien souvent ne servent qu’à promouvoir l’idéologie totalitaire de cette hyper modernité.

Votre séminaire a pour thème « l’homme moderne sur le divan ». Que peut nous dire la psychanalyse sur la modernité ? Et doit-elle s’y adapter ?

De nombreux ouvrages sont publiés par des psychanalystes depuis cette dernière décennie sur la question de l’hyper modernité et des nouvelles formes cliniques que nous rencontrons. Que l’on soit pour ou contre la psychanalyse, il est aujourd’hui impossible de penser la condition humaine sans cette conscience devenue collective de l’inconscient. La conscience que l’homme a de lui-même aujourd’hui est née avec la modernité, que l’on situe de la fin du 18eme siècle aux années 1950, puis des années 50 à nos jours nous parlerons de post puis d’hyper modernité.

La psychanalyse est un des acteurs majeurs de ce bouleversement du 20e siècle. Il restera dans l’histoire de l’humanité un avant et un après l’avènement de l’inconscient, de ce moment de bouleversement du regard de l’homme occidental sur lui-même. La psychanalyse, par l’avènement du sujet, a accompagné le projet de la modernité qui affirme le devoir de savoir et celui de comprendre l’homme. L’homme moderne est devenu sujet actif à l’écoute de ce territoire propre et étranger, l’inconscient. L’hyper modernité, elle, par la chute des idéaux collectifs associée au culte de l’individu unique, a abouti à l’individualisme, voire à une difficulté majeure à entrevoir un autre que soi-même. Les réseaux sociaux en ligne et leur résonance par des millions d’adhérents étant sans doute le meilleur exemple de ces communautés virtuelles, qui viennent manifester l’illusion d’une appartenance en lieu et place d’une absence de lien.

Dans ce contexte psychique, la psychanalyse, qui reste une rencontre de soi-même par le détour de l’autre, n’est-elle pas encore plus pertinente ? Est-il si étonnant finalement que l’on tente d’évacuer l’autre du transfert dans une société narcissique qui se noie, fascinée par sa propre image sans perspective d’avenir, piégée dans un seul présent qui cristallise un homme sans passé et sans avenir… d’un homme qui, ne croyant plus en rien, ne croit qu’en lui. Le psychanalyste reste cet homme, qui, par le tissage d’un lien, rappelle à tout homme qu’un autre que lui l’a précédé et qu’un autre le suivra…


Propos recueillis par Jean-François Marmion

Article publié le 19/05/2010