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6 octobre 2008

Évaluation : vous serez accomodés à la sauce que vous aurez vous-même préparée Vincent Benoist du Collectif d’Angers de l’InterCoPsychos

Vincent Benoist du Collectif d’Angers de l’InterCoPsychos

Le principe fondateur des Agences d’évaluation qui se sont succédé sous des noms différents depuis l’AENES fondée par Bernard Kouchner, c’est que le futur liquidé le sera par les règles qu’il aura lui-même volontiers collaboré à édicter.

C’est de facture classique, d’une simplicité évangélique et cependant parfaitement diabolique.

Mesurez par vous-même comment cette démarche en crabe a l’air de marcher droit au moment même où elle va de travers. Ce texte vient de l’InterCoPsychos qui lutte avec les psychologues freudiens contre le nouveau désordre psychique.

Philippe Grauer


Ne vous inquiétez pas…

(histoire vraie)

Exposition : Un service d’action éducative en milieu ouvert réuni toute une journée pour parler d’évaluation. Sont présents l’ensemble du personnel plus le directeur du service et le directeur général de l’association. Le directeur du service a invité un conférencier pour le début de l’après-midi. Brillant orateur, directeur de DASS, diplômé de l’IEP de Bordeaux, ancien directeur d’établissement, celui-ci énumère de façon pateline divers arguments en faveur de l’évaluation, (un peu sur le mode de la bonne histoire de S. Freud au sujet du chaudron percé) 

L’orateur : « Ne vous inquiétez pas, premièrement, ce sera sans conséquences parce que je sais que vous travaillez bien, deuxièmement vous le faites déjà puisque, sans le savoir, vous passez votre temps à évaluer le travail de vos collègues, et puis, enfin, vous n’y couperez pas, parce que c’est obligatoire ».

Il se veut érudit, cite Aristote, Descartes, Pascal. Il se veut convaincant, il assure que ça n’est pas une entreprise idéologique, d’ailleurs lui-même prône-t-il la théorie contre l’idéologie, l’objectivité contre la rhétorique vaine, les faits contre les interprétations, la science, enfin, contre les préjugés. Comment ne pas être conquis ? Il prend des exemples concrets :

L’orateur : « N’a-t-on pas bénéficié de l’évaluation faite sur la pratique des électrochocs en milieu hospitalier ? Vous savez qu’on les appliquait avant de façon systématique ! Tandis que leur utilisation est maintenant raisonnée et évaluée au cas par cas ! Et n’est-il pas souhaitable de se débarrasser de cette idéologie du diagnostic dans le champ de l’éducation ? Théorie du diagnostic oui, idéologie du diagnostic non… Faisons table rase de cette guerre de chapelles entre psychologie comportementale et psychanalyse… Des faits, vous dis-je, de la Science ! »

Des questions sont posées depuis l’assistance :

L’assistance : « Supposons que vous disiez vrai et que l’essentiel du travail consiste dans ce que nous faisons déjà depuis des lustres, à savoir évaluer la pertinence de nos actions éducatives au regard du réel de la clinique, n’est-il pas vrai que nous serons en dernière instance confrontés à des référentiels de bonne pratique construits en fonction d’on ne sait quels critères ? »

L’orateur : « Ne vous inquiétez pas, l’agence nationale de l’évaluation, qui est bonne fille, est toute prête à valider les référentiels que vous construirez et que vous lui adresserez. Il y aura une liste de référentiels parmi lesquels vous pourrez choisir, ce sera bien le diable si vous ne vous y retrouvez pas. »

L’assistance : « Dans la loi de 2002 [1], il est question de « mettre l’usager au centre du dispositif », ce qui oblige à l’impliquer systématiquement dans l’évaluation de l’action du service.[2] Dans le cas de mesures judiciaires de protection de l’enfance, pouvez- vous nous dire qui est l’usager ? Est-ce l’enfant maltraité ? Sont-ce les parents ? Doit-on proposer deux évaluations distinctes ? »

L’orateur : « Là encore, je ne répondrai pas à cette question et vous renverrai à la construction de votre propre référentiel. Retroussez vos manches, mettez vous au travail, ça dépend de vous. »

Apparaît un autre personnage, resté jusque-là à l’écart : le directeur de l’association, nommé depuis six mois, en fin de période d’essai et désireux de montrer qu’on peut faire des réformes à condition d’avoir de la volonté.[3]

Le directeur : « Je me vois obligé d’intervenir maintenant, parce qu’enfin, je voulais vous dire (il tousse), nous avons déjà choisi notre référentiel ».

…///…

Postface

Jacques Lacan conclut le séminaire sur l’Éthique de la façon suivante « Ce qui, en fait de science, occupe actuellement la place du désir, c’est tout simplement ce qu’on appelle couramment la science, celle que vous voyez pour l’heure cavaler si allègrement, et accomplir toutes sortes de conquêtes dites physiques ».

Peu avant, Lacan pose la question de savoir si la psychanalyse peut être une science du désir. Il répond non, parce que ce qui en ferait une science humaine parmi d’autres la renverrait automatiquement au service des biens par l’intermédiaire de l’assujettissement à des pouvoirs « plus ou moins branlants dans le manche » [4]. Or cet alignement sur le service des biens induit une méconnaissance systématique de ce qu’est le désir.

En effet, le désir s’appuie sur le fantasme, c’est-à-dire sur l’au-delà du principe de plaisir freudien. C’est en ce sens que Sade permet d’interpréter Kant. L’impératif catégorique kantien se révèle, grâce à Sade, inapplicable en ce qui concerne la dimension de réciprocité et Jacques Lacan met en évidence que l’énonciation de l’impératif catégorique ne peut être que celle de l’Autre, « être suprême en méchanceté ». L’ironie kantienne, poussée à l’extrême, comme dans l’exemple de la dispute avec Benjamin Constant [5], désespère du souci d’accomplir une action morale et la fonction du jugement devient aléatoire.

Lacan permet grâce au renversement qu’il opère de l’impératif catégorique (« J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit je l’exercerai sans qu’aucune limite ne me retienne dans les caprices et les exactions que j’aie le goût d’y assouvir ») de comprendre que là où se situait le supposé sujet libre de l’impératif catégorique se loge en vérité la formule du fantasme. Mais le sujet n’est pas définitivement assujetti à ce fantasme. La définition du héros dans le Séminaire VII de Lacan permet de le préciser : le héros est celui qui suit la voie de son destin donc qui suit la chaîne qui le constitue et qui, en même temps est capable d’actes, c’est-à-dire qu’il est capable de couper cette chaîne. Ce qui est décisif pour lui, c’est donc de dire « Non » à l’Autre ; « ne pas céder sur son désir » implique une rupture dans le destin qui lui est fait par l’Autre. C’est une manière de se déprendre de la logique signifiante dont il est pourtant l’effet et c’est cela qui fait que le héros a ce rapport au réel.

L’idéologie scientifique de l’évaluation a la forme de l’impératif catégorique kantien, universelle, sans énonciation pour ne pas trahir sa servilité au regard de telle ou telle cause (le lobby pharmaceutique dans l’évaluation sur les psychothérapies, l’idéologie sécuritaire dans l’évaluation des enfants « prédélinquants » à l’école primaire, etc.), réciproque (il est frappant de constater comment on peut être invité à être tour à tour dans la position de l’évalué puis de celle de l’évaluateur). Il s’avère qu’elle tire sa force de cette position d’ «  a-subjectivité  » qui peut la rend anodine, inévitable, voire nécessaire aux yeux du plus grand nombre.

N’oublions pas la leçon de Lacan qui met en évidence l’objet caché de la loi morale : le pervers lui-même, en tant qu’il ne recule pas dans la réalisation de son fantasme et ne reculons pas dans nos entreprises de dénonciation et de refus d’une idéologie scientiste absolument délétère.