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11 juin 2012

Freud et Proust, parallèle impressionniste Élisabeth Roudinesco

« Je ne crois pas que l’œuvre de Proust puisse être durable. Et ce style! Il veut toujours aller vers les profondeurs et ne termine jamais ses phrases… » Chef d’œuvre de travail à partir de l’intertextualité, l’ouvrage de l’éditeur de Proust en Pléïade met bord à bord deux biographies antagonistes, celle de Freud, une seule femme beaucoup de livres, celle de Proust un seul livre beaucoup d’amants. Objet d’amour de base pour les deux : la mère.


Élisabeth Roudinesco

Jean-Yves Tadié, Le lac inconnu. Entre Proust et Freud, coll. «Connaissance de l’inconscient», série «tracés». 188 p. 16,50 euros.

Dans une confidence faite à Marie Bonaparte, le 4 janvier 1926, Freud raconte combien a été décevante pour lui la lecture de Du côté de chez Swann : «Je ne crois pas que l’œuvre de Proust puisse être durable. Et ce style! Il veut toujours aller vers les profondeurs et ne termine jamais ses phrases…»

Si Freud a ainsi méconnu l’œuvre proustienne, l’auteur d’À la Recherche du temps perdu lui a rendu la pareille en ne faisant jamais la moindre allusion à ses travaux, accueillis avec ferveur, entre 1910 et 1925, par le milieu littéraire parisien, d’André Gide à André Breton. En 1924, intrigué par cette ignorance réciproque, Jacques Rivière, directeur de la Nouvelle Revue française, tenta d’expliquer dans des conférences très suivies au Théâtre du Vieux Colombier, combien Freud et Proust avaient pourtant exploré, de manière parallèle et dissemblable, le rêve, l’inconscient, la mémoire, la sexualité.

Éminent universitaire, Jean-Yves Tadié, responsable de la nouvelle édition de La recherche dans la Pléiade, reprend cette thématique en s’inspirant de la métaphore proustienne du «lac inconnu» : lieu incertain situé entre deux rives et d’où émergent des mots sans rapport avec la pensée. Aussi bien retrace-t-il l’histoire d’une «consanguinité des esprits et du corps» qui unit, selon lui, les deux auteurs et les deux œuvres : «L’un a vécu trente-deux ans de plus que l’autre, né quinze avant lui et mort dix-sept ans après. L’un a eu une nombreuse famille et l’autre est resté célibataire (…) Deux hommes de haute culture, grands lecteurs des classiques comme tous les novateurs (…) Ils partageaient la conviction qu’à notre besoin, à notre désir, à notre souffrance du moment, correspond toujours un livre. L’un eut Balzac pour maître; {La Peau de chagrin est le dernier roman relu par Freud avant sa mort…}»

Divisé en dix-huit chapitres, l’ouvrage est rédigé comme une cantate à trois voix. Tadié réussit le tour de force de faire dialoguer Freud et Proust tout en restant lui-même le maître invisible de cette rencontre fictive. Et comme aucune note bibliographique ne vient troubler l’organisation de cet essai construit à l’aide de textes qui s’enchevêtrent les uns les autres, le lecteur a l’impression d’être immergé dans un roman freudien dont le narrateur serait un personnage proustien : entre Charlus et Swann.

Quand Tadié aborde la question de l’amour, en référence à celle de l’homosexualité et de l’enfance, il commence par citer une lettre de Freud à sa fiancée Martha pour souligner combien celui-ci fut fidèle à une seule femme, tandis que Proust, infidèle par excellence, semblait être l’incarnation d’un anti-Freud : d’un côté une seule femme et beaucoup de livres, publiés entre 1896 et 1939, de l’autre, un seul livre, écrit entre 1908 et 1922, et de nombreux amants. S’ensuit alors une subtile digression sur les différentes facettes – proustiennes et freudiennes – de la libido, du désir et de l’Eros. Et Tadié de conclure que Proust et Freud eurent pour point commun, dans l’histoire parallèle de la psychanalyse et du roman moderne, de dépouiller l’amour de son aspect romantique : «L’histoire de la personne aimée est celle d’une perte progressive de ses qualités, jusqu’à ce qu’elle soit « sans mystère et sans beauté ». Le seul véritable objet d’amour pour les deux auteurs est la mère.» Et si Proust pouvait, par la littérature, travestir en femmes les hommes qu’il désirait, c’est que son attachement à sa mère était de même nature que celui décrit par Freud en 1910 dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci : le peintre choisissait ses amants pour les aimer comme sa mère l’avait aimé enfant. Freud et Proust, ajoute Tadié, regardaient donc l’homosexualité – qu’ils nommaient inversion – comme issue autant d’un lien à la mère que d’une bisexualité nécessaire à la civilisation et à la perpétuation du genre humain. Sans elle, en effet, les hommes, soumis à une excessive virilité, et peu enclins à l’art et à la sublimation, se seraient condamnés à une perpétuelle extermination.

Au fil des pages et des chapitres, on découvre que Tadié choisit subrepticement dans l’œuvre freudienne ce qui peut s’apparenter chronologiquement à celle de Proust. Et puisque La Recherche s’achève au lendemain de la Première guerre mondiale, il réactualise, comme s’il s’agissait d’une réminiscence secrète, l’image aujourd’hui oubliée d’un Freud de la Belle époque, fasciné par les séductions d’une aristocratie déclinante, et cherchant à accéder, bien au-delà de la quête de soi, à un temps retrouvé enfin uni au temps perdu.

Un superbe livre impressionniste, fait de petites touches intimes à la manière d’un tableau de Claude Monet.