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4 novembre 2014

FREUD PAR ROUDINESCO, LA RÉFÉRENCE Philippe Grauer

FLAH INFO

7 novembre 2014

Nous avons le plaisir de vous annoncer que

Madame Élisabeth ROUDINESCO, présidente de la SIHPP

vient de recevoir le

Prix Décembre

pour son ouvrage biographique

Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, paru aux éditions du Seuil.

Élisabeth Roudinesco sera l’invitée de la Librairie Les Cahiers de Colette le vendredi 21 novembre à partir de 18:00.

Modeste coup de chapeau. Nous avons collecté un florilège d’articles critiques sur la parution de l’ouvrage d’Élisabeth Roudinesco, Sigmund Freud en son temps & dans le nôtre, 2014, Seuil, 580 p. 25 € – soit 0,04 € la page, c’est donné vu la qualité.

Ces articles seront à disposition lors de l’affichage bientôt à venir de notre prochain site entièrement rénové.

voir également

– Élisabeth Roudinesco, Sortir Freud de l’abstraction, interview de Marie-Laure Delorme, [mis en ligne le 15 septembre 2014]
– Mario Cifali, dans le quotidien de Genève Le TEMPS, Élisabeth Roudinesco – Actualité de Freud, [mis en ligne le 26 octobre 2014]


Philippe Grauer

FREUD PAR ROUDINESCO, LA RÉFÉRENCE

par Philippe Grauer

Lumières sombres, zones obscures

Ça y est c’est fait, il fallait le livre français du début du XXIème siècle reprenant l’ensemble du savoir sur la matière Freud, la décapant des couches successives de vernis et de retouches ayant transformé au fil du temps certaines parties des Lumières sombres(1) du viennois en zones obscures. Avec l’ouvrage qu’Élisabeth Roudinesco lui consacre à cette Rentrée nous le tenons. Il restitue Freud, après le brouillage de la folie révisionniste issue du travail délirant de Jefrrey Moussaieff Masson(2) et une décennie de démolition en règle de Freud (Freud bashing)(3), dont en France le Livre noir de la psychanalyse, et le brulôt d’Onfray n’ont pas laissé de traces dans le milieu universitaire. Cette restauration de la figure de Freud est bienvenue. Il ne lui manque rien, dans le concert d’éloges mérités. Notre contribution se contentera d’un recentrage sur la méthode.

combien de Freuds ?

Il ne s’agit pas d’un Freud de plus. S’il n’y a pas autant de Freuds que de Napoléons, ce Freud ci résulte de l’accumulation au fil du temps d’une impressionnante quantité de travaux. Depuis la première autobiographie, il y eut la monumentale œuvre de Jones, faisant de Freud le créateur ex nihilo d’une science nouvelle, puis, non spécifiquement centré sur Freud, d’Ellenberger, le premier travail contextualisant la psychanalyse dans la perspective d’une Histoire de la découverte de l’inconscient, et plus fondamentalement de la psychothérapie en remontant jusque vers 60 000 avant notre ère, qui reste de référence incontournable, auquel succédèrent dans l’ordre, Sulloway, Gay, Rodrigué(4). Au héros fondateur solitaire d’une nouvelle science humaine atypique auto-fondée, succédèrent les hagiographies, puis l’épisode original du retour à Freud. Les hagiographies conduisirent logiquement à des démonographies, en passant par le temps de surprenantes révisions et « révélations ». Un des avatars de ces travaux fut que l’IPA eut pour politique en matière de recherche de confisquer Freud au bénéfice des seuls psychanalystes. Chacun son métier. Il fallut du temps pour que les historiens prennent leur part à l’étude de la psychanalyse, la discorde s’invitant à l’occasion.

articulation des deux domaines

Élisabeth Roudinesco tombée dans la marmite étant petite, fille d’une psychanalyste éminente et d’un médecin qui savait ce que clinique voulait dire, se trouva à l’articulation de deux domaines, psychanalyse et Histoire, qu’elle maitrisait également. Son œuvre depuis trois décennies, prenant en charge l’histoire de la psychanalyse en France puis celle du lacanisme à travers une monumentale biographie scientifique, aboutit logiquement à la production de ce Freud qui la couronne. Ce faisant elle se trouve surplomber l’ensemble des travaux la précédant. Son séminaire à l’ENS de la rue d’Ulm allait chaque année dans ce sens. Tâche et enjeu considérables.

Il n’est pas dénué d’intérêt de relire aujourd’hui la préface qu’elle consacre à l’Histoire de la découverte de l’inconscient, dans laquelle elle dresse le tableau de l’évolution de l’historiographie sur une demi siècle, car à peu de choses près elle en reprendra prolongera et accomplira le programme avec le Freud qu’elle nous livre maintenant.

historiographie légitimiste

Elle évoque la première historiographie légitimiste émanant de l’IPA, dont la doctrine était que Freud appartenait aux psychanalystes. Le monument princeps de ce courant, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, 1953-57, de Ernest Jones, nous montre un Freud héroïque, adossé à son autoanalyse pour, s’arrachant aux fausses sciences de l’époque, délivrer au monde d’abord rétif à sa méthode, la théorie et la clinique de l’inconscient.

En dépit de cette assise mythique, qu’il tenait de Freud lui-même, et du fait qu’il fait de lui davantage un anglo-saxon que le juif viennois du tournant du siècle qu’il fut, le Freud de Jones établit nombre de faits et constitue un fondement solide, s’appuyant sur une masse considérable d’archives. Il faudra ensuite revenir sur cette histoire officielle, tout revérifier et reprendre le travail.

anhistoricisme

Nous sommes en 1957, le contestateur de l’ordre psychanalytique français, Jacques Lacan, entre en scène : 1953-1964. Il contribue à l’Histoire, non à son écriture, dont les conditions ne seront pas réunies avec le passage français à l’ère Lacan. Ce dernier proposera un aller Lacan / retour Freud, billet marqué par l’anhistoricisme du structuralisme. Le maître nouveau fraie le passage pour accéder à l’ancien par ses soins restauré et repensé, proposant une néo orthodoxie marquant du sceau du second maître le nouvel affichage du premier. Singulièrement, lacanien se dira freudien, les deux doctrines ne se recouvrant pas.

Préfaçant Ellenberger Élisabeth Roudinesco remarque que les freudiens légitimistes vénéraient l’histoire d’un père mort déjà écrite pendant que son enseignement réincarné dans la parole du maître vivant interdisait aux lacaniens l’accès à une conscience historique. Le temps passant, faute de cette perspective, restera à nombre d’entre eux le repli dans le dogme.

Parenthèse non évoquée et pour cause notons ici pour mémoire qu’un autre événement contemporain marquera l’histoire de la psychothérapie, au sens plus large du terme, dans le monde, ce sera l’expansion de la psychologie humaniste américaine, dans les années 60. 20 ans après la mort de Freud, et l’émigration massive des psychanalystes d’Europe centrale, génération 3. Ces deux courants se côtoieront sans trop se fréquenter, quoique au cours des années 70-80 en France de nombreux humanistes allèrent sur les divans et fort peu l’inverse, mais ceci est un autre pan de l’Histoire, qui lui non plus n’a toujours pas été l’objet d’études historiographiques suffisantes, nous aurons ailleurs l’occasion d’y revenir. Notons au passage qu’Henri Ellenberger, intellectuel ouvert aux courants et eaux mêlées, participe de ce mouvement, en qualité de co-auteur aux côtés de Rollo May et d’Ernst Angel de Existence, a new dimension in psychiatry and psychology, ouvrage qui contribue en 1958 à l’introduction de la psychologie existentielle aux États-Unis.

la méthode savante

Les années Lacan en France c’est 1953, 1964, 1981. Anhistoriques donc mais résolument inscrites dans une histoire dont l’écriture s’effectuera 15 ans après, au tournant du siècle. C’est durant cette période que l’historiographie savante commence, au cours des années 70 avec Henri Ellenberger. Élisabeth Roudinesco, toujours dans sa préface de 1994, décrit la méthode. L’auteur se préoccupe de la longue durée, du contexte de l’événement, de l’établissement positiviste des faits, des systèmes de pensée, mentalités et courants culturels, élucide les sources, et recourt aussi bien à la méthode ethnographique. Elle insiste, il convient de toujours rester conscient de la limite entre faits et hypothèses. Son récit dit-elle, évoquant Michelet et le romantisme, ne manque pas de souffle. On pourrait la faire conclure par une autre phrase, tirée elle de sa préface aux Médecines de l’âme : « Là est le paradoxe : parce qu’il n’était pas freudien, Ellenberger sut attribuer à Freud la place exceptionnelle qui lui revenait dans la longue histoire de la découverte de l’inconscient » (5).

marginalité, distanciation, situation frontalière

Elle décrit d’Ellenberger la marginalité fondatrice. Psychiatre de formation, pérégrinant dans toute l’Europe, réfugié en Suisse venant de France, Ellenberger eut la chance de fréquenter Jung, Biswanger, Pfister, puis plus tard de travailler auprès de Karl Menninger à la clinique Topeka (on se souvient de Devereux et de son indien des plaines). « Marginalité, distanciation, situation frontalière », elle caractérise la posture rare propice à l’historien. Il faudrait ajouter double appartenance, car Ellenberger est psychiatre, tout comme elle appartint au mouvement lacanien. Elle sait expliquer et soutenir que seule, en réaction au modèle strictement biographique, une historiographie freudienne savante permet de clore la période des grandes controverses pour déboucher sur l’admission d’une diversité de courants au sein de la discipline, et au-delà sur l’ouverture aux dissidences créatrices.

Elle remarque en 1994 qu’en 1974 la France n’était pas prête à accueillir l’histoire savante d’Ellenberger dont la traduction nous arrivait pour une fois quatre ans seulement après sa parution en anglais. Elle le remarque au moment où elle le réédite, venant d’achever les deux premiers monuments de son propre grand œuvre.

Il se sera trouvé qu’Élisabeth Roudinesco écrive son Histoire de la psychanalyse en France (1994), précédé précisément d’un Lacan esquisse d’une vie histoire d’un système de pensée (1993) qui nous donne coup sur coup les éléments d’histoire savante manquant au tableau à la fin du siècle, les protagonistes s’étant contentés de faire l’Histoire sans encore qu’elle se trouve écrite et par eux représentée, représentation qui leur manquera, puisqu’à ignorer son histoire on peine à en devenir le sujet, paradoxe d’une vérité pourtant administrée au quotidien de la clinique psychanalytique.

preuves à l’appui

Ainsi, présentant le travail novateur d’Ellenberger, Élisabeth Roudinesco décrit sa propre méthode, celle qu’on retrouve appliquée à ce Freud qui couronne cette partie de son œuvre entamée avec le Lacan et l’Histoire de la psychanalyse en France. Celle qui lui permet d’en finir avec les légendes, de revenir aux cas désanonymisés, de désamorcer les mythes, de dissoudre les racontars(6), de mettre à plat la réalité historique, telle qu’humainement elle nous la donne à lire. Sa fierté d’intellectuelle, ne jamais rien écrire d’inexact, ne jamais donner corps à des constructions imaginaires dont la preuve n’a pu être fournie. Rester dans la logique des faits et des personnages. Cela lui permet de montrer un Freud paradoxal, hésitant, auteur de bourdes et de vignettes arrangées, capable de revenir sur sa mauvaise foi, naïf, resté attaché au côté magique excédant son domaine, chercheur allant toujours chercher dans le savoir précédemment accumulé les bases de sa propre réflexion, scientifique passionné de mythes, travailleur acharné, ayant mis au travail toute une équipe – un véritable collectif intellectuel qui a plutôt bien fonctionné.

saine érudition

La vie du mouvement psychanalytique y est retracée de façon non guindée, on y voit Freud « s’adresser à Fliess comme à un double de Méphisto », s’adonner dans sa jeunesse à la cocaïne récemment découverte, ce qui lui fait produire quantité de rêves, qu’il collecte, toujours prêt sur le modèle de sa relation avec son neveu d’enfance, John, à transformer en ennemi un intime de la veille selon un trait de caractère décrit et analysé. On le voit amoureux insupportable. On le voit fin clinicien et interprète problématique :« S’agissait-il du pénis manquant de la mère ? Freud s’obstinait à le dire mais rien ne le prouve » (p. 415). On voit le pouvoir dans l’Internationale freudienne heureusement délégué, puis les erreurs d’appréciation politique de Jones face au nazisme, le conservatisme éclairé de Freud et ses zones d’aveuglement, on y voit un homme et chercheur attachant précisément en raison de ses hésitations mêmes, on y sent la dynamique de la charge de rénovation culturelle et idéologique du mouvement psychanalytique. On y voit une vie, dont l’établissement du récit parfaitement rigoureux, étayé à une saine érudition rassure. On se prend à comprendre l’homme et l’œuvre, comme on disait autrefois, via la problématique de l’époque et de ses mentalités.

doutes, échecs, passions

Fini le portrait officiel refroidi par le politiquement ou doctrinalement correct. Dissipés les errements de l’adoration et de la détestation érudite, finis les délires d’un incroyable, révisionnisme, voici un Freud à « doutes, échecs, passions », découvertes, ouvertures. Ouverte la piste d’un chercheur bien de son époque, décrites, les contradictions et contraintes inhérentes au domaine d’une science humaine pas trop « scientifique » pourtant éprise de rigueur, voici la relation psychothérapique, obstinée, hasardeuse et vivante, armée d’un corps de concepts vigoureux dégagés progressivement, qui succède au nihilisme psychothérapeutique des cliniques viennoises et propose à l’Europe des écrivains et philosophes un modèle qui les enthousiasmera davantage qu’eux n’intéresseront leur inspirateur.

trilogie achevée

Élisabeth Roudinesco qui connaît littéralement tout de ce Freud exhaustivement inventorié par une recherche prodigieuse, nous offre de lui un portrait nouveau et puissant. Comme elle le dit d’Ellenberger référé à Michelet, son récit nous fait partager le cours d’une existence impétueuse et le déploiement d’un système de pensée dont les principes demeurent pour nous vivants, actuels, actifs. Le mouvement de son écriture nous emporte, cela se lit comme un roman, un roman dont les faits sont toujours exacts. Cela pourrait engendrer quelque ennui. C’est le contraire qui se produit, tout cela est enlevé et sait nous ravir dans le mouvement d’une belle écriture. Cet ouvrage couronne plus de deux décennies d’un labeur talentueux. Nous disposons maintenant de la trilogie. Profitons en bien en attendant l’ouverture d’un autre pan de l’œuvre de cette historienne à présent établie comme incontournable.

épilogue

La psychothérapie relationnelle de son côté a besoin d’établir sa propre histoire, souvent mêlée à celle de la psychanalyse, se déployant avec elle ou contre elle selon les auteurs et moments. Qui va se charger de cette lourde tâche ? Avec Le patient, le psychothérapeute et l’État, Élisabeth Roudinesco abordait depuis le point de vue de la psychanalyse, collatéralement, cette thématique. On ne saurait se soustraire à la nécessité de s’y attaquer derechef.