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8 janvier 2010

Freud, une passion publique Élisabeth Roudinesco

Élisabeth Roudinesco

Par Élisabeth Roudinesco — © Le Monde


Depuis le 1er janvier, l’œuvre de Sigmund Freud est libre de droits. Soixante-dix ans après la mort du maître viennois, ses textes font donc l’objet de traductions inédites, échappant désormais au seul milieu psychanalytique et à ses querelles. Ils suscitent aussi la convoitise des éditeurs, qui multiplient les parutions en poche. C’est l’occasion d’analyser les enjeux historiques et doctrinaux de cette nouvelle bataille freudienne, et de donner la parole aux traducteurs.

Freud, une passion publique

Depuis le 1er janvier 2010, les œuvres de Freud entrent dans le domaine public, devenant, soixante-dix ans après sa mort, des  » biens non susceptibles d’appropriation privée « .

À ce jour, et alors qu’elles sont partiellement traduites en une soixantaine de langues, l’établissement d’une édition intégrale (vingt volumes environ), organisée de façon cohérente et dans l’ordre chronologique, n’a été effectuée que dans cinq langues : l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol et le japonais. Les correspondances ne sont pas encore disponibles dans leur totalité, mais régulièrement traduites. Après de longues batailles, elles commencent à être accessibles à la Library of Congress de Washington où ont été déposés les manuscrits de Freud. On évalue à 15 000 le nombre de lettres écrites par lui : 5 000 ont été perdues et plus de 3 000 ont été déjà publiées ou sont en cours de traduction dans plusieurs langues.

Deux éditions complètes de l’oeuvre ont été réalisées en allemand : l’une du vivant de Freud, l’autre après sa mort. Publiées à Londres entre 1940 et 1952, les Gesammelte Werke (GW) sont devenues l’édition de référence, complétée ensuite par un index et un volume de suppléments.

La destruction de la psychanalyse par les nazis, qui a eu pour conséquence l’émigration de la majorité des freudiens allemands, autrichiens et hongrois vers les États-Unis, a été un désastre pour l’évolution du mouvement psychanalytique, mais aussi pour la publication des œuvres de Freud. En devenant américains, les psychanalystes européens, contraints à être médecins et à adopter l’idéal adaptatif de l’american way of life, se sont orientés exclusivement vers la clinique, délaissant la partie spéculative de la pensée du maître et les travaux érudits.

Jamais le mouvement psychanalytique allemand n’est parvenu, après 1945, à retrouver son ancienne splendeur : d’autant moins que les quelques freudiens non juifs, demeurés à Berlin, avaient collaboré avec le régime. Seul Alexander Mitscherlich (1908-1982) parvint à sauver l’honneur en créant à Francfort le prestigieux Institut Freud et en obligeant les nouvelles générations à réfléchir sur le passé. C’est sous son impulsion que furent mises en chantier les Studienausgaben (ou textes choisis) destinées à un public un peu plus large que celui des GW. Mais comme Freud n’est plus considéré en Allemagne comme un penseur et que son œuvre n’a guère été étudiée à l’université, elle n’est pas suffisamment lue pour qu’une nouvelle édition critique ait pu être entreprise chez Fischer Verlag, l’éditeur actuel de Freud.

Partout dans le monde, aujourd’hui, cette œuvre est donc lue en anglais. Et ce d’autant plus que la plupart des psychanalystes contemporains, inféodés à l’idéologie utilitariste venue d’outre-Atlantique, s’intéressent moins à la genèse des textes du père fondateur qu’à l’exploration des circonvolutions cérébrales. Ils ont presque oublié que celui-ci était d’abord un juif viennois, savant et écrivain, contemporain de Theodor Herzl, ami de Stefan Zweig et de Thomas Mann, héritier de la tradition philosophique allemande : un penseur des lumières sombres.

En conséquence, depuis la seconde guerre mondiale, l’International Psychoanalytical Association (IPA (1)), fondée par Freud en 1910, est une association corporatiste, même si les Latino-Américains, plus puissants que les Européens et les Nord-Américains, résistent à cette orientation, tout en étant parfaitement anglophones.

Et pourtant, c’est au psychanalyste anglais James Strachey (1887-1967) que l’on doit la plus belle traduction de l’oeuvre de Freud : la fameuse Standard Edition (SE), dont l’appareil critique est un chef-d’œuvre. Proche de Virginia Woolf et du groupe de Bloomsbury, analysé par Freud à Vienne, Strachey a réussi à investir, par amour, l’œuvre d’un autre, au point de la faire sienne toute sa vie. Certes, la Standard a des défauts – latinisation des concepts, effacement d’un certain style littéraire -, mais elle a le mérite d’avoir unifié les concepts en anglais et elle est la seule à témoigner de ce que peut être la passion d’un traducteur. Au fil des années, elle a été révisée et corrigée. Sa qualité, liée à la domination de la langue anglaise sur le mouvement psychanalytique, a donné lieu à quelques aberrations : ainsi les Obras completas publiées en portugais au Brésil, de 1970 à 1977, ont-elles été traduites de l’anglais. Il est probable qu’avec le passage au domaine public, une nouvelle traduction pourra enfin voir le jour dans l’un des pays où la psychanalyse est une culture nationale.

La situation de la France est unique au monde. Les premiers traducteurs – Samuel Jankélévitch, Yves Le Lay, Ignace Meyerson, Blanche Reverchon-Jouve, Marie Bonaparte – ont été excellents. Mais ils n’ont pas eu le souci d’unifier la conceptualité : les uns étaient psychanalystes, les autres philosophes ou germanistes. De son côté, Edouard Pichon, grammairien, membre de l’Action française et cofondateur de la Société psychanalytique de Paris (SPP), en 1926, créa une commission pour l’unification du vocabulaire psychanalytique français dont l’objectif était de débarrasser la psychanalyse de son  » caractère germanique  » pour en faire l’expression d’un  » génie français  » : la civilisation contre la Kultur. Au sein de la SPP, affiliée à l’IPA, la princesse Bonaparte traduisait donc les textes de Freud avec talent sans proposer de travail théorique. Contre elle, Pichon pensait une conceptualité sans traduire le moindre texte.

Durant les années 1950, un nouveau clivage se produisit quand Jacques Lacan effectua sa refonte de la pensée freudienne. Il incita ses élèves à lire Freud en allemand, actualisant du même coup l’idée d’une unification de la conceptualité, dont on trouve la trace dans le célèbre Vocabulaire de la psychanalyse (Presses universitaires de France, 1968), réalisé par Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, sous la direction de Daniel Lagache, lequel mit en chantier aux PUF, à la même époque, un projet d’opus magnum qui ne se réalisa jamais, du fait des désaccords survenus entre les différents protagonistes.

Ayant quitté l’IPA en 1963, Lacan, installé aux éditions du Seuil, n’obtint jamais la permission de traduire certaines œuvres de Freud : les droits étaient réservés à trois éditeurs – PUF, Gallimard, Payot – et aux psychanalystes membres de l’IPA, seuls habilités à y désigner une équipe. Installé chez Gallimard, Pontalis renonça, lui, à publier des œuvres complètes, refusa tout projet de passage de Freud dans la collection  » La Pléiade  » et se contenta de faire traduire, retraduire ou réviser un grand nombre d’ouvrages dans la collection  » Connaissance de l’inconscient « . Malgré des préfaces insuffisantes, ces textes sont remarquablement traduits, notamment par Cornélius Heim et Fernand Cambon. Ils mériteraient d’être republiés, avec des commentaires et des notes adéquates, dans la collection de poche  » Quarto « , comme cela avait été prévu. Hélas, ce projet a été ajourné lui aussi.

Freudologues : parlez-vous le novfreudien ?

Mise en chantier en 1988 par une équipe composée de Jean Laplanche, Pierre Cotet, André Bourguignon (1920-1996) et François Robert, l’édition des Œuvres complètes de Sigmund Freud (OCSF) n’est pas encore achevée aux PUF, avec 15 volumes parus (sur 21) en édition courante et en poche (dans la collection  » Quadrige « ). En contradiction avec l’esprit du Vocabulaire de la psychanalyse, cette édition, fruit d’un travail d’équipe et non pas d’une rencontre entre un traducteur et une œuvre, a été unanimement critiquée. Voulant se situer en symétrie inverse de Pichon, les artisans de cette entreprise ont prétendu faire retour à une sorte de germanité archaïque du texte freudien. Aussi se sont-ils donné le titre de  » freudologues « , convaincus que la langue freudienne n’était pas l’allemand mais le  » freudien « , c’est-à-dire un  » idiome de l’allemand qui n’est pas l’allemand mais une langue inventée par Freud « . Ainsi traduite en freudien, l’œuvre de Freud n’est guère lisible en français : tournures incompréhensibles, néologismes, etc. Parmi les inventions, notons  » souhait  » ou  » désirance  » à la place de  » désir  » (Wunsch),  » animique  » à la place d' » âme  » (Seele) ou de psyché,  » fantaisie  » au lieu de  » fantasme  » (Fantasie). Face d’un côté à cette version pathologique de l’oeuvre freudienne, et, de l’autre, à l’immobilisme de Gallimard, on comprend que l’entrée dans le domaine public soit en France un événement : un moment de bonheur et de liberté.

Si les traductions françaises publiées aujourd’hui sont différentes les unes des autres, elles ont pour point commun un rejet de toute théorie  » freudologique « , un retour au classicisme, un refus des dérives interprétatives. Le nouveau Freud français est désormais l’œuvre d’universitaires patentés. D’où un certain académisme : les traducteurs et commentateurs, normaliens, agrégés, professeurs de lettres, germanistes, philosophes ne se soucient guère des travaux des psychanalystes ou même des historiens du freudisme, et pas du tout des innovations issues du monde anglophone : retour à la langue de Freud, à l’allemand de Freud et à l’Europe continentale qui a vu naître la psychanalyse. Le nouveau Freud français n’est ni lacanien, ni freudien orthodoxe, ni scientiste, ni affilié à l’IPA, il est un auteur du patrimoine philologique franco-allemand, revu et corrigé à la lumière de la philosophie et de la littérature : un Freud de la République des professeurs, démédicalisé, dépsychologisé, dépsychanalysé, peu historisé. Cette perspective est très différente de celle adoptée par les Britanniques.

Puisque la Standard Edition révisée est une merveille, les responsables de la nouvelle édition anglaise ont pris un parti inverse de celui de la France. Chez Penguin, les traductions ne visent pas à corriger les erreurs du passé mais plutôt à donner une autre image de l’œuvre en l’immergeant dans l’histoire de la culture politique, des études de genre ou des débats historiographiques. Aussi bien sont-elles désormais présentées par d’excellents auteurs anglophones ayant eux-mêmes produit des travaux critiques ou historiques : John Forrester, Jacqueline Rose, Mark Edmundson, Leo Bersani, Malcolm Bowie. Adam Philips est le seul psychanalyste à faire partie de cette entreprise, mais il est aussi un essayiste iconoclaste peu apprécié de ses collègues praticiens.

Une chose est certaine en tout cas : dans le monde entier, l’édition des œuvres de Freud est désormais l’affaire des écrivains, des universitaires et des historiens. Après des décennies de querelles ou de charabia, Freud est désormais regardé, hors du milieu psychanalytique – et à l’exception notable de l’Allemagne -, comme l’un des grands penseurs de son temps. Cela ne manquera pas de provoquer de nouvelles campagnes antifreudiennes semblables à celles orchestrées depuis vingt ans par les tenants d’un comportementalisme barbare. Car il en va de Freud comme de Darwin ou de Marx. Les déferlements de haine à leur égard semblent être la preuve que leur invention touche à une vérité universelle : quelque chose comme le propre de l’homme. L’être humain est en effet le produit d’une évolution biologique, d’une détermination psychique conflitctuelle et d’un environnement social conçu en termes de classes.


Édition

TROIS ÉDITEURS sont présents pour la publication du nouveau Freud en France et d’autres se mettront sans doute au travail en 2010.

Pour l’heure, c’est au Seuil que se dessine, avec trois ouvrages, un vrai programme. Néanmoins, la présentation éditoriale de l’ensemble n’est pas encore au point : la liste des traductions antérieures n’est pas indiquée au début de chaque volume, et les deux préfaces de Clotilde Leguil, qui font de Freud une sorte de naturaliste néokantien, tranchent par leur légèreté avec le sérieux de l’entreprise.

C’est à Jean-Pierre Lefebvre, éminent germaniste, titulaire de la chaire de littérature allemande à l’Ecole normale supérieure (Paris), traducteur de La Phénoménologie de l’esprit d’Hegel et du Capital de Marx, qu’a été confiée la supervision des trois traductions, sans que l’on sache encore quels autres volumes paraîtront. Lefebvre donne une version magistrale de l’ouvrage majeur de Freud, L’Interprétation du rêve (Die Traumdeutung). On retrouve ici comme ailleurs tous les termes qui avaient été évacués par le couperet  » freudologique  » : désir, fantasme, psyché, etc. Cette traduction devrait être désormais l’édition de référence, puisque celle de Meyerson de 1926, révisée par Denise Berger en 1967, n’est plus disponible aux PUF et a été remplacée par la version  » freudologique  » (OCSF, t. IV). Non seulement les annotations de Lefebvre tiennent compte de l’appareil critique de la Standard, mais le parti pris bibliographique est audacieux. Seuls sont retenus les ouvrages cités par Freud au fil des sept rééditions de ce texte, publié en novembre 1899. Un délice pour les érudits.

Politique freudienne

– Tout aussi remarquable est le travail de Bernard Lortholary, qui a choisi pour Das Unbehagen in der Kultur (1930) de traduire kultur par  » civilisation  » : Le Malaise dans la civilisation (lire page de droite). Moins bonne, mais honorable, est la traduction de Totem et tabou (1912-1913) par Dominique Tassel.

– Chez Garnier-Flammarion, Dorian Astor, excellent traducteur, a choisi le mot  » culture  » : Le Malaise dans la culture. Dans sa présentation, presque aussi longue que le texte de Freud, Pierre Pellegin, spécialiste d’Aristote, livre une analyse serrée de ce que devrait être une politique freudienne face au malaise civilisationnel des sociétés postmodernes : ni hédonisme ni réaction conservatrice.

– Chez Payot, on trouvera une traduction inédite du cas Dora (Ida Bauer) et deux versions révisées de plusieurs textes. Si l’ensemble est correct, deux des présentations sont extravagantes. Sylvie Pons-Nicolas explique que l’exposé par Freud du cas Dora est une  » observation magistrale « , alors que tous les spécialistes savent que cette cure fut un échec, reconnu par Freud lui-même. Quant à Jean Maisondieu, il semble convaincu que les oublis et les lapsus seraient le signe avant-coureur, pour chacun d’entre nous, de la présence d’une future maladie Alzheimer.

Plutôt que de frissonner, en opposant les neurones à l’inconscient, mieux vaut lire le texte de Freud. On y découvrira qu’en visitant la cathédrale d’Orvieto, après avoir oublié le nom de Signorelli, il avait su réinventer l’art du voyage romantique en Italie : quel plaisir pour le lecteur d’aujourd’hui !

– Aux éditions du Seuil :

L’Interprétation du rêve
, traduit, annoté et présenté par Jean-Pierre Lefebvre, 696 p., 25 €

Totem et tabou, traduit par Dominique Tassel, présenté par Clotilde Leguil,  » Points « , 302 p., 7 € ;

Le Malaise dans la civilisation
, traduit par Bernard Lortholary, présenté par Clotilde Leguil,  » Points « , 176 p., 6,30 €.

– Chez Garnier-Flammarion :

Le Malaise dans la culture
, traduit par Dorian Astor, présentation, dossier et notes de Pierre Pellegrin, 216 p., 4,80 €, en librairie le 20 janvier.

– Dans la Petite bibliothèque Payot :

Cinq leçons sur la psychanalyse, suivi de Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, traduction d’Yves Le Lay et Samuel Jankélévitch, révisée par Gisèle Harrus-Révidi, présenté par Frédérique Debout, 204 p., 6 € ;


Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie
, traduit par Cédric Cohen-Skalli, présenté par Sylvie Pons-Nicolas, 228 p., 8 € ;

Mémoire, souvenirs, oublis, traduction d’Yves Le Lay et Samuel Jankélévitch, révisée par Gisèle Harrus-Révidi, présenté par Jean Maisondieu, 188 p, 7,50 €.


Élisabeth Roudinesco
© Le Monde