Nous venons d’apprendre la mort à Paris de Ginette Raimbault le 19 février. Née à Alger le 28 avril 1924, analysée par Lacan, membre fondateur de l’École freudienne de Paris, mariée à Émile Raimbault lui-même psychanalyste, elle avait été la principale collaboratrice de Jenny Aubry à la Policlinique du boulevard Ney puis à l’hôpital des Enfants Malades. Elle avait travaillé dans le service de Pierre Royer, puis à l’INSERM et avait participé en 1966 à la table ronde organisé par Jenny Aubry sur la place de la psychanalyse dans la médecine. Elle est l’auteure de nombreux livres publiés aux éditions du Seuil et chez Odile Jacob.
Voilà l’article rédigé par Élisabeth Roudinesco pour Le Monde du 14 octobre 1996, lors de la sortie de son livre consacré à l’enfant et la mort.
par Élisabeth Roudinesco
Élève de Jenny Aubry, membre de l’École freudienne de Paris (1964-1980), Ginette Raimbault, analysée par Jacques Lacan, et marquée par l’enseignement du psychanalyste anglais Michael Balint, est connue pour ses activités de clinicienne en terrain hospitalier. Pendant plus de vingt ans, dans le service de néphrologie de l’hôpital des Enfants Malades, elle s’est occupée de nombreux enfants condamnés à mourir ou traités pour des maladies incurables de très longue durée. Elle a écouté et recueilli les angoisses et les souffrances des enfants et des familles. De cette expérience extrême, elle a tiré un livre terrible, L’enfant et la mort, paru en 1975.
Après un ouvrage écrit en collaboration avec Caroline Éliacheff (1) où elle montre à travers de nombreux exemples à quel point l’anorexie mentale se rapproche d’un tentative quasi-mystique de mettre à mort la chair et le corps, elle explore dans Lorsque l’enfant disparaît, l’itinéraire psychique de différents parents endeuilllés par la perte d’un enfant. Depuis la réflexion inaugurale de Philippe Ariès sur l’enfant dans l’Ancien Régime jusqu’aux travaux d’Élisabeth Badinter sur l’amour maternel (2), on sait que la place accordée à l’enfant dans la famille est variable selon les sociétés et surtout qu’elle s’est modifiée de façon considérable à partir du XIXe siècle avec le règne des idéaux de la bourgeoisie qui mettent à l’honneur une représentation de la femme centrée sur le culte de la maternité. C’est à cette époque que finit de s’imposer une vision rousseauiste de l’enfance et que L’enfant devient l’objet d’un attachement spécifique qui ne fera que croître au fur et à mesure des progrès de la médecine puis de l’instauration généralisée de la contraception dans les sociétés industrielles. Il semble aller de soi que plus est diminué le taux de la mortalité infantile, plus est douloureuse la perte d’un enfant. De même, plus l’enfant est consciemment désiré ou programmé, plus sa place est sensée devenir importante dans l’affect parental.
Pourtant les choses ne sont pas si simples et l’on sait bien aussi, comme l’a magistralement montré Mélanie Klein pour le XXe siècle, que ce fameux amour maternel(3) n’a rien de naturel et qu’il peut facilement se muer en un désir de mort à l’égard de l’enfant, transformé dés lors en objet, et haïssant lui-même sa mère comme un “mauvais objet”. Ginette Raimbault connaît fort bien cette double question de la place de l’enfant et du désir de mort. Mais, dans son livre, elle ne la traite pas directement. Elle choisit de raconter des morts d’enfants qui se situent toutes au XIXe (à partir de 1824) et au XXe siècle, et qui affectent tantôt un père, tantôt une mère, tantôt le couple lui-même : Victor Hugo, Gustav et Alma Malher, Rosamond Lehmann, Stephane Mallarmé, Isadora Duncan, Sigmund Freud et bien d’autres encore ont traversé cette épreuve.
Chaque fois la douleur est la même et chaque fois, le travail de deuil débouche sur de nouveaux investissements qui en portent la trace. Vingt ans après la mort de son fils Léopold, Hugo ne se remet pas de la celle de sa fille Léopoldine et il écrit son poème “À Villequier” :
Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre
Et dire à mon enfant : Sens-tu que je suis là?
Laissez-moi lui parler incliné sur ses restes.
À Guernesey, il s’adonnera au spiritisme pour entrer en contact avec l’esprit des morts. Après la mort de son fils, Mallarmé construit pour lui son “Tombeau d’Anatole” :
Lui – si beau, enfant – et que l’effroi farouche de mort tombe sur lui.
Quant à Isadora Duncan, elle écrit ces mots :
La période la plus terrible d’un grand chagrin n’est pas le début (…) mais c’est plus tard quand les gens disent :”Elle a surmonté sa peine, elle a gagné la partie”, alors que la vue de n’importe quel petit enfant qui entrait dans la pièce en appelant “maman” me poignardait le cœur.”
L’un des témoignages les plus bouleversants est celui de Sigmund Freud qui perd successivement sa fille Sophie en 1920 et, trois ans plus tard, le fils de celle-ci (Heinz surnommé “Heinerle”), âgé de 4 ans. Sa réaction montre que malgré sa lucidité, le grand théoricien de la pulsion de mort, du deuil et de la sexualité infantile n’est pas mieux armé que le commun des mortels pour affronter cette double perte :
Il est vrai, j’ai perdu une fille chérie âgée de 27 ans, mais je l’ai supporté étrangement bien. C’était en 1920, on était usé par la misère de la guerre, préparé depuis des années à apprendre que l’on avait perdu un fils, ou même trois fils. La soumission au destin était ainsi préparé (….) Depuis la mort de Heinerle, je n’aime plus mes petits-enfants et je ne me réjouis plus de la vie.
– Élisabeth Badinter, L’amour en plus, Paris, Flammarion, 1980.
– Écouter la conférence de Ginette Raimbault du 12 Décembre 2000 dans le cadre de l’Université de tous les savoirs : « L’enfant et la mort ».