RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

19 février 2016

HEIDEGGER POST CAHIERS NOIRS par Nicolas Weill, précédé de « Un sale type » par Philippe Grauer

un sale type

par Philippe Grauer

opération déni français

Heidegger n’est pas seulement un marronnier, c’est aussi un sale type. Sa philosophie est imprégnée d’idéologie völkisch, entendre ultranationaliste raciste antisémite, dont on a tiré ultérieurement sans en désigner l’origine le mot populisme. Elfrid son épouse était férocement nazie, ce qui n’arrange pas le tableau. Lui-même l’est resté jusqu’à la fin de ses jours. Tout de même ! grand penseur et nazi convaincu ça fait moyen penseur, non ? Ses pensées fumeuses sur le monde technique (celle qui permit la plus grande désinfection entreprise jusqu’ici envers l’espèce humaine, paradoxalement, ne fut jamais dénoncée par le grand contempteur de la technique. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? mais pourquoi j’ai dit fumeuses ?) seraient peut-être à classer hyper réacs, genre la terre ne ment pas du Maréchal.

On se prend à se demander comment Médard Boss, un vaste esprit, a pu le fréquenter de si longues années. La même chose vous me direz, avec Hannah Arendt, une des innombrables conquêtes du Maître. Mais on peut tomber amoureuse d’une crapule, éros étant comme on sait aveugle. C’est que le « renard » était intelligent. Céline avait bien un immense talent, surtout dans ses débuts. Un génie peut être délirant. Ou un enfoiré de première, et mettre beaucoup de monde dans sa poche. Heidegger, l’inventeur du Sorge, du souci, nous en cause d’importants. Qui dira ce qui s’est passé avec les philosophes français heideggerâtres jusqu’à la mauvaise foi, maquillant les traductions pour masquer ce qu’ils ne voulaient surtout pas voir – et ce qui est plus grave, faire savoir ? « Bien plus marquées par le nazisme que beaucoup ne l’avaient cru jusqu’alors, » écrit Nicolas Weill. Bien gentil, il faudrait dire « n’avaient voulu le savoir. » D’où nous vient cette opération déni ? Sartre, plus lucide, n’a pas pris tant de précautions.

Et Patocka oublié

Dans ces conditions mes collègues gestaltistes épris d’heideggerisme, ignorant Jan Patocka, une personnalité attachante tellement plus proche d’eux, d’une stature morale exemplaire, elle, armant une réflexion politique originale, rigoureuse et philosophiquement intéressante, m’ont toujours stupéfié. D’autant que la gestalt-thérapie doit plus à Husserl qu’à son sulfureux disciple tenant du fameux terme bodenlos, pour désigner les juifs « sans sol », inexistants donc, hommes du « calcul » comme chacun sait. Antisémite prétentieux, Ducon, les « calculs » d’Einstein, bodenlose, en effet, décollant de ton plancher des vaches passéiste, qu’est-ce que t’en fais ? il me semble qu’il a dit sur le temps quelques petites choses qui te dépassent.

le philosophe à la Führer

Donc le marronnier manifeste une poussée de ses gourmands à la faveur de nouvelles publications dans le champ. « L’épine dorsale et douloureuse de sa pensée », écrit Nicolas Weil. Vous avez dit douloureuse ? pour qui ? pas pour notre nazilosophe. Les pervers se contentent (quel mot !) de faire souffrir les autres, eux n’éprouvent rien. C’est intéressant l’inhumanité tout de même. Il va tout de même falloir appareiller d’un sérieux tableau critique l’œuvre considérable hélas, du philosophe à la Führer, un tableau que Magritte n’a pas peint. Et veiller à faire cesser l’opération maquillage des traductions françaises.


par Nicolas Weill, précédé de « Un sale type » par Philippe Grauer

La divulgation des Cahiers noirs, en 2014, a confirmé l’antisémitisme du penseur allemand et entraîné une relecture critique de son œuvre. La première biographie française, signée Guillaume Payen, la replace utilement dans son contexte historique.

Heidegger, le gâchis

par Nicolas Weill © Le Monde

Bien plus marquées par le nazisme que beaucoup ne l’avaient cru jusqu’alors

Depuis qu’en 2014 ont été divulgués les Cahiers noirs du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976), il est devenu difficile, sinon impossible, de séparer l’œuvre de l’existence de son auteur, toutes deux étant bien plus marquées par le nazisme que beaucoup ne l’avaient cru jusqu’alors. Les premières lectures de ces journaux de pensée publiés en allemand – en attendant leur traduction en français – ont suscité une vague de parutions révélant le souci de reprendre à zéro l’abord de cette pensée qui paraît d’autant plus lointaine qu’on la connaît mieux. Telle est l’impression que laisse la première biographie en français de Martin Heidegger, écrite par un jeune universitaire, Guillaume Payen, après la parution des Cahiers noirs.

Difficile de s’en tenir, comme nous le suggère le biographe, à la maxime de Spinoza, « ni rire, ni pleurer, mais comprendre ». Car comprendre à sa juste mesure ce destin du XXe siècle, n’est-ce pas s’indigner face au formidable gâchis que représente une entreprise philosophique révolutionnaire qui aboutit à se vautrer dans le marais sanglant du nazisme et à recouvrir d’un ton grand seigneur des lieux communs d’extrême droite et antimodernistes ?

Führerprinzip

Heidegger le graphomane – le nombre de volumes de ses œuvres complètes confine à la centaine – aurait-il voulu procéder lui-même au sabordage de son navire qu’il n’aurait pu mieux faire. Chaque nouvelle pièce d’archives alourdit son dossier. Ce qui put être longtemps considéré par ses apologètes comme une compromission passagère avec le régime de Hitler (le rectorat de l’université Albert-Louis de Fribourg-en-Brisgau qu’il exerça, entre 1933 et 1934, et où il voulut instaurer le Führerprinzip), se révèle l’épine dorsale et douloureuse de sa pensée.

Guillaume Payen n’a guère pu accéder au matériel du volumineux fonds Heidegger déposé aux Archives littéraires allemandes (Deutsches Literaturarchiv) de Marbach, dans le Bade-Wurtemberg. Il dit s’être heurté à un refus du petit-fils du philosophe, Arnulf, quand il a demandé à consulter la correspondance « essentielle » échangée entre Martin Heidegger et son frère Fritz. Seuls les documents déjà publiés – non sans interventions et interprétations – dans la Gesamte Ausgabe (« l’édition intégrale », chez l’éditeur allemand Vittorio Klostermann) sont visibles sur autorisation des ayants droit. L’auteur a donc dû s’appuyer sur les sources, certes considérables, déjà rendues publiques en allemand et parfois traduites en français, ainsi que sur les biographies existantes, et largement sur celle de Hugo Ott, Martin Heidegger. Eléments pour une biographie (Payot, 1990). Le résultat est une synthèse utile mais précaire, à quoi s’ajoutent quelques coups de sonde dans Les Cahiers noirs.

modernité détestée

L’intérêt de l’ouvrage tient surtout à son ambition d’inscrire Heidegger et sa philosophie dans son contexte historique allemand. Guillaume Payen ambitionne aussi de restituer le paysage de la province souabe, proche et exotique à la fois, dans lequel Heidegger a décidé d’inscrire son parcours et qu’il n’a que peu quitté, aussi bien mentalement que physiquement. Du coup, l’axe de cette existence se forme autour de la confrontation du philosophe avec le catholicisme de son enfance semi-rurale (sa mère, modeste femme de sacristain, voulait en faire un prêtre). Guillaume Payen aime, tout comme Heidegger, à s’attarder sur les lieux : Messkirch, la bourgade natale entre le Danube et le lac de Constance, à l’ombre de l’abbaye bénédictine Saint-Martin de Beuron que le philosophe aima fréquenter, même après son rejet du catholicisme ; Fribourg, la ville moyenne ; Berlin zébré de lumière électrique, symbole de la modernité détestée…

Heidegger s’est voulu enraciné dans son terreau badois. Mais Guillaume Payen n’en est pas dupe. Le fameux chalet de Todtnauberg où se retirait volontiers la famille Heidegger, acquis dans les années 1920 et désormais lieu de pèlerinage, les chemins de campagne, les randonnées dans les sentiers de la Forêt Noire et le ski – toutes ces pièces maîtresses du folklore heideggérien – sont moins un héritage qu’une reconstruction idéologique inspirée par les mouvements de jeunesse nationalistes du début du XXe siècle, les « oiseaux migrateurs » (Wandervögel) en révolte contre l’esprit bourgeois et partisans précoces d’un retour à la « nature ».

l’ombre et l’influence d’Elfride

Une reconstitution où se profileraient surtout l’ombre et l’influence d’Elfride Heidegger, l’épouse exposée aux innombrables escapades de son conjoint avec ses étudiantes (Elisabeth Blochmann, Hannah Arendt, etc.). C’est Elfride qui aurait insufflé au foyer l’esprit völkisch (chauvin à tendance raciste) qui y régnait. Si Heidegger se retourne contre la religion romaine avant de rompre avec la religion tout court par un geste nietzschéen,on le doit, semble suggérer Guillaume Payen, à la protestante Elfride tout autant qu’au protestantisme universitaire.

l’atmosphère rancie de dénégation propre à l’ère Adenauer

Peut-être l’auteur lui accorde-t-il trop d’importance dans l’explication de cet itinéraire. Il est vrai que la correspondance du couple, malheureusement lacunaire, parue en français sous le titre Ma chère petite âme (Seuil, 2007), constitue une mine de renseignements sur l’intimité du philosophe. Mais l’impact des théoriciens de la  » révolution conservatrice  » allemande, la lecture et l’amitié avec l’écrivain Ernst Jünger ou le cercle poético-mystique de Stefan George, plus effleurés que traités, semblent avoir été plus déterminants dans l’inflexion national-socialiste de cette pensée, inflexion que la duplicité du  » Maître « , ses patientes réécritures de lui-même, l’atmosphère rancie de dénégation propre à l’ère Adenauer (1949-1963) et le zèle de ses disciples, particulièrement français, sont longtemps parvenus à estomper.

Cet abîme qui ne révèle que peu à peu son étendue et ses contours, Guillaume Payen en a tenté la cartographie en empruntant à Proust sa prosodie des lieux :  » le côté de Messkirch « , la catholique ;  » le côté de Todtnauberg  » ; celui de Berlin ou de Munich, les métropoles à la fois redoutées et séduisantes où se tient le pouvoir hitlérien. Il n’évite pas toujours la grandiloquence affectionnée par son protagoniste, faisant de celui-ci une figure romanesque de parvenu universitaire qu’il compare au juriste Deslauriers de Flaubert dans L’Éducation sentimentale.

absence de la moindre compassion pour les victimes du IIIe Reich

Toutefois, le ton ironique occasionnel n’empêche pas le bilan d’être accablant et la colère finit par gagner le lecteur, confronté à la bassesse d’un Heidegger qui doit sa carrière académique à Edmund Husserl (d’origine juive), mais qui rompt avec lui sitôt son poste acquis, sans même daigner se montrer à ses funérailles, de même qu’il s’abstient ostensiblement, pendant la période nazie, de fréquenter son ami le philosophe et psychiatre Karl Jaspers (1883-1969), dont la femme Gertrud est également juive.

rien oublié ni appris

Soldat de la Grande Guerre presque toujours préservé du front, mari infidèle, Heidegger est aussi arriviste et conservateur, imprégnant, dès les années 1920, Être et Temps (Gallimard, 1964) de sa philosophie politique de l' » enracinement ». Le personnage tel qu’il est ici dépeint a le cynisme du Bardamu de Céline dans Voyage au bout de la nuit. Les plaintes dont il parsème ses Cahiers sur les « injustices » d’une dénazification pourtant indulgente, l’absence de la moindre compassion pour les victimes du IIIe Reich, ses conférences où il s’emploie à noyer le poisson de la criminalité nazie dans les eaux vagues de l' »arraisonnement par la technique », démontrent qu’il n’a rien oublié ni appris. Face au champ de ruines intellectuelles dont il aura été lui-même responsable, comment réagir autrement que par l’indignation.