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19 juin 2012

Hommage à Noël Salathé Marie-Noëlle Salathé-Granès

Good Job !

par Philippe Grauer

Nous avons hésité à changer le titre, Hommage à Noël pour celui plus officiel de Hommage à Noël Salathé. La logique Google l’a emporté, que Noël et sa femme nous le pardonnent. Mais nous avons maintenu la vedette dans le corps du texte lui-même. Un psychothérapeute d’importance s’en va. Il aura formé suffisamment d’élèves pour que nous puissions lui dire avec sa femme, Good Job !

La psychothérapie relationnelle doit beaucoup à ce bon vivant ronchonneux plein d’humour, au cœur tendre et à l’esprit aiguisé. Le Cifp est fier d’avoir constitué son terrain de prédilection pour ses modules de thérapie existentielle gestaltiste. Récemment Marie-Noëlle Salathé a tenu dans nos murs cinq séminaires sur les données existentielles de haut niveau, fruit d’un lent travail d’élaboration constante avec Noël.

Ainsi se perpétue l’esprit d’un enseignement original toujours en devenir.


Marie-Noëlle Salathé-Granès

Hommage à Noël

Dernier hommage laïc au temple de Clarens, de sa femme qui fut aussi son élève. Elle retrace toute une vie et quelques enseignements majeurs, en passant par une évocation des bons petits moments des derniers jours.

Nous sommes réunis aujourd’hui autour de toi, Noël. Ta famille, tes amis, ceux et celles qui veulent te rendre un dernier hommage. Au même moment, nombreuses sont les personnes qui nous rejoignent par la pensée et le cœur en Suisse, en France, en Espagne, au Qatar, en Amérique, au Canada, en Angleterre. Nous allons tenter de te dire à notre manière combien tu as marqué nos vies.
[Image : Sans titre]

Ce n’est pas facile de choisir la manière d’évoquer ce grand homme humaniste qui a eu une vie si bien remplie. Ta puissance, ta capacité de travail et ton exigence étaient légendaires. Tu as toujours voulu être au « top niveau », que ce soit en tant que traducteur, que fonctionnaire international, professeur en communication, interprète de conférence. Tu faisais passer dans la conversation que tu avais traduit les grands chefs d’État américain et que ton préféré était Kennedy. Le discours de De Gaulle, l’atterrissage des astronautes sur la lune (un petit pas sur la lune, un grand pas pour l’humanité), c’était encore ta voix sur Radio-Canada. Ta voix chaude, charismatique, reste dans nos oreilles et nos mémoires. C’est une voix qui forçait le respect, qui en imposait dans les groupes de formation de gestalt-thérapie existentielle et dans les conférences que tu donnais. Je me souviens du premier congrès de Gestalt à Paris en 1983 ; tu étais le premier à parler de la gestalt, une philosophie clinique. Dans la salle, il n’y avait pas un bruit et on murmurait : « Qui est-il ? – Ah ! il vient du Canada… – Il était l’élève d’Isadore From, tu sais, un des fondateurs de la gestalt-thérapie. » Dans ton domaine, tu as été sans cesse innovateur dans ta pensée et tes écrits. Tu savais ce que tu voulais et me disais : « La vie doit être vécue avec conscience et responsabilité en reconnaissant les limites, les siennes et celles des autres. » Combien de leçons as-tu données sur la place de la relation, des valeurs, de l’éthique ?

Et puis voilà, la vie a voulu qu’en plus de ta cécité croissante, tu aies été de plus en plus limité dans ton autonomie. En bon stoïcien, tu as fait face à ta solitude en écoutant tes disques audio et en te connectant au monde par Skype ou par téléphone. Ta passion de la thérapie existentielle a subsisté jusqu’au bout. Tu n’as jamais arrêté de penser, de créer, de remettre en ordre tes textes.

Nous garderons de toi ta prestance. Tu étais bel homme, doté d’un charisme dont tu n’abusais pas, une présence sereine et puissante. Tu t’es tenu debout jusqu’au bout, faisant face avec lucidité et détermination à ton départ. Ton courage se logeait dans ton choix conscient et ton engagement à ce que tout soit en ordre.

Nous garderons de toi dans ces derniers jours, un départ du Bristol en fauteuil roulant dans la descente assez raide avant d’arriver au lac. Les freins crissaient et toi de dire : « Laissez-moi faire ; je peux aussi freiner ! » Tu aimais le bord du lac, les arbres, les bateaux que tu devinais à peine. Mais il y avait le vent, les odeurs. En sortant du restaurant l’Éden, il pleuvait. Mais rien n’y a fait ; tu disais : « L’eau, c’est mon élément. » On est donc parti sous la pluie et tout le long du retour je t’ai dit : « Il n’y a pas que l’eau qui est ton élément ; le vin aussi. » Tu renchérissais : « Le cognac aussi et la vodka… » Cela a continué ainsi. Puis tu m’as demandé de fumer un de tes cigarillos. Je t’ai dit : « Non, il pleut. » Et, comme un gamin, tu as répondu : « Ah bon… Pourquoi on ne peut pas ? » Et puis tu as ri. Ton rire secouait tout ton corps. Tu montrais un petit côté impatient lorsque tu n’avais pas le contrôle sur les choses.

Après t’être rassuré sur le fait que chacun de tes enfants – et surtout ton dernier – était assez fort, après avoir mis l’œuvre de ta vie en ordre, pris le temps de regarder ce dont tu étais fier et ce dont tu n’étais pas, après avoir conté par petites touches pendant près d’une année l’histoire de ta vie pour qu’on puisse raconter de belles histoires à tes petits enfants, ceux qui sont là et ceux à venir encore, l’histoire de tes bateaux, de tes chiens, le perroquet Coco – elles nous feront rire avec tendresse – je dois dire combien cette mise en ordre de ta vie fut chargée d’émotions pour dire à chacun : « Je m’en vais » et surtout à ton frère Trevor, qui depuis tout petit a toujours veillé sur toi le petit frère.

Tu as souhaité quitter ce corps qui, comme tu le disais, était paralysé et ne te répondait plus. La perte d’autonomie croissante nécessitait des machines pour te lever, te coucher et tout autre geste de la vie courante, ce qui te confrontait à des limitations croissantes. « La perte de ma vision n’est pas le pire, disais-tu, c’est ma solitude, 24 heures sur 24, seul dans cette chambre, la confusion dans laquelle je me trouve de plus en plus, ma dépendance, qui font que ma vie n’a plus assez de sens. » Tu n’as pas voulu nous imposer une image de toi plongeant dans la déchéance.

Les témoignages de quelques amis de longue date t’ont beaucoup ému. Tu as reçu la confirmation de savoir combien tu avais rempli la vie de chacun. Jusqu’au bout, tu as aimé la vie. Jusqu’au bout, tu as décidé, organisé ton départ dans les moindres détails.

Ces derniers jours sont passés à la fois trop lentement face à toute cette émotion présente et contenue et trop vite, car il y a encore tant de choses que l’on aimerait encore partager avec toi. On aimerait te garder égoïstement encore un peu. Mais voilà, il nous faut aujourd’hui rester debout, regarder en face ce avec quoi ton départ nous laisse.

Lorsque je t’ai demandé ce qui pourrait atténuer notre peine, tu as répondu : « Ne pleurez pas trop. Je pars dans de bonnes conditions. Je pars content de la vie. Je ne laisse pas de grosses pertes derrière moi. La mort ne me fait pas peur, mais j’ai la crainte de mal mourir, en lambeau, déchiré, épuisé, en n’ayant pas accompli ce que je devais accomplir. Je suis comblé par mon existence, par l’affection que je sens autour de moi. C’est beaucoup mieux que de se dire qu’on est un bagage inutile. La perspective de l’avenir est celle-là si on voit les choses lucidement. Dans le bilan que je fais de ma vie, je n’ai pas de regret. J’ai essayé de bien faire, même si je n’ai pas toujours réussi. »

« La vie est une succession de passages, de deuils à faire qui ouvrent sur autre chose. Ce qui reste pour toujours, ce sont les choses qui ont été. Ça, on ne peut pas vous le retirer. Ce qui donne du sens à la vie, c’est d’aimer au sens large du terme. Le fait que vous ayez été aimé, ça existe et ça existera toujours. Il ne faut pas s’arrêter de vivre en raison d’une absence ou d’un manque. Il faut trouver la force pour continuer à grandir. »

Alors tu as traversé ce passage comme tu nous as appris que devait être un homme : malgré tout ce qui pourrait nous faire plonger dans le désespoir, malgré les angoisses, les peurs, les incertitudes, les doutes, le manque, les blessures et j’en passe ; avec conscience ; apprendre à rester debout et à faire face ; affirmer encore et encore ce qui nous rend individuel et humain, c’est-à-dire, avec un regard exigeant sur soi, sans compromission et avec une participation au monde qui témoigne de cette humanité dans le respect de soi, de l’autre. Et si, et si, on peut le faire avec un brin d’humour et de tendresse, alors, alors, ce n’est pas si mal.

Oui Noël. Voilà ce dont tu as témoigné. Non seulement laisses-tu des écrits, mais aussi le témoignage d’un homme – pas facile à vivre, certes, avec tes exigences, tes positions bien ancrées – honnête, authentique, généreux, tendre et bon, discret sur tes émotions. Tu as montré beaucoup de courage. Good job !

Ainsi après avoir jeté un dernier regard serein et rassuré sur ce monde, en bon marin tu as lâché les amarres et tu as pris le large. Nous, on se serre un peu les coudes et on ne sait pas si tu vas nous donner des nouvelles, alors on t’imagine sur ton Flying Dutchman olympique, voguant dans la lumière vers une constellation d’étoiles, de retour à ta source. Tu laisses pour longtemps de belles traces profondes et vivantes dans ton sillage.

Marie Noëlle Salathé 14 juin 2012