Positivisme, religion du Chiffre, évaluation, idéologie de la gestion appliquée à la société et l’État.
« La santé est un coût non « pilotable » et non quantifiable« (voir ci infra note 1), comme l’éducation. À l’École comme à l’hôpital, lieux d’accueil, de relation et d’humanité par définition, l’idéologie scientiste, gestionnariste, la religion du Chiffre et la pratique de l’Évaluation (avec majuscules car il s’agit d’entités métaphysiques, quasi divinités qu’on nous propose d’idolâtrer), déshumanisent le tissu institutionnel humain autour de nous, remplacé à l’occasion par un corset sécuritaire comme avec la nouvelle loi sur la psychiatrie. Le tout dans l’oubli – eh oui, l’oubli est une activité à part entière – de la psychanalyse et de la psychothérapie relationnelle fondée sur la psychologie humaniste. On trouve trace de tout cela ramassé journalistiquement dans le billet de Sophie Peters. Marx n’est pas si loin, si les références qui fâchent ne sont jamais nommées – il ne faut pas non plus faire trop culturel, on est à Tribune : ni Marx donc ni Freud ni Abraham Maslow. Lissé, limité, cela se présente comme une méditation morale. Pour approfondir on lira le Raisons de la colère de Vincent de Gaulejac, auteur dont on peut trouver ici même trace d’une communication récente. Sur les ravages de l’évaluationisme on se reportera utilement à Élisabeth Roudinesco dans Le patient, le thérapeute et l’État.
Philippe Grauer
Par Sophie Peters
Les services publics sont désormais minés par cette nouvelle religion du chiffre. Or leur raison d’être est de produire des richesses et non du profit.
Après avoir mis l’hôpital sous la toise de la rentabilité, c’est bientôt l’Éducation nationale qui se verra octroyer une prime aux résultats. Les chefs d’établissement seront récompensés en fonction des performances de l’établissement et de l’application des orientations politiques. « Un système éducatif moderne est un système qui cherche à améliorer ses performances a expliqué le ministre de l’Éducation nationale, Luc Chatel à la radio, comme cela existe dans l’immense majorité des entreprises de notre pays. » Depuis plusieurs années, le service public opère un virage serré vers les modes d’organisation du privé sur la base d’un seul et même critère : la rentabilité et son corollaire, l’évaluation. Les dégâts humains qui ne sont apparus pour l’instant que sporadiquement, et comme sans réel hasard dans les ex-entreprises publiques passées à la moulinette du management anglo-saxon, risquent de se propager au corps social. « Ce qui fait un bon professeur, c’est l’amour du savoir et de la transmission. À considérer l’être humain comme une ressource, on l’épuise. On ne peut plus transmettre si la performance occupe le terrain. Monétiser le dévouement, c’est méconnaître l’essence de l’engagement de l’individu enseignant ou soignant. Il vaudrait mieux leur faciliter leurs conditions de travail plutôt que de leur donner une carotte », tempête Michela Marzano, philosophe, professeur des universités à Paris Descartes et auteure du Contrat de défiance.
En route, il a été oublié le fossé psychosociologique qui sépare ces deux mondes au détriment des personnes qui y travaillent. Introduire une idéologie du profit et du business dans des organisations rigides dont le but n’a jamais été de gagner de l’argent risque à terme de dévoyer leur but. La gestion du travail et la politique du chiffre entraînent la démobilisation, le découragement et la passivité de salariés désireux de s’investir dans ce qu’ils font, d’agir en conscience et de rendre service à autrui. Le docteur Davor Komplita (1)
, psychiatre spécialiste de la souffrance au travail, constate que la pression de ce résultat mise sur ces personnels génère ce qu’il appelle « la fraude loyale et l’obéissance déloyale ». « La plupart sont amenés à désobéir avec les procédures pour que cela marche ou à obéir jusqu’à l’absurde en appliquant les règles à l’extrême. Lorsque vous dégradez la loyauté, vous amenez les professeurs à ne plus faire de sortie de classe. C’est une sorte de corruption sans corrupteurs. »
Ce système, nous l’avons emprunté aux États-Unis où l’entreprise et le travail sont vécus comme des opportunités. En France, le monde du travail est un microcosme de la société où se jouent des rapports de force sociaux et politiques. L’idéologie managériale est un tissu de faux amis. Aux États-Unis on a des convictions, en France des missions. D’où l’importance, chez nous, cruciale, des valeurs dans le travail. Moralité : l’équation entre contribution et rétribution doit être remise en question. « Le management des entreprises a servi de brouillon à un système où bientôt toutes les activités seront calibrées comme dans des machines, c’est une invasion conceptuelle qui repose sur une aliénation culturelle du chiffre », estime le Dr Komplita.
Les services publics sont désormais minés par cette nouvelle religion du chiffre. Or leur raison d’être est de produire des richesses et non du profit. « La marchandisation des fruits du travail détruit les valeurs implicites du travail. Car quand je travaille, je me construis et j’y laisse une part de mon existence », relève le psychiatre. À l’inverse, s’il s’agit de créer de la richesse, on entre dans une autre dimension : celle de la beauté, du service rendu et des règles de métier de la « bien facture ». Mais le travail est une œuvre d’émancipation à condition qu’il soit reconnu par la société et les pairs. S’il est déterminé par la statistique, sa valeur est alors niée tout comme la valeur de vie, au risque d’amener les gens à faire du mauvais travail. « Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré », disait Einstein. Pour résoudre les conséquences complexes du monde que nous avons créé, il faut changer le niveau de conscience. Renoncer à la rentabilité pour embrasser la richesse.
La Tribune.fr – 15/04/2011
Le Temps.
Psycho vendredi 8 mai 2009
Par Marion Moussadek
La crise mine le moral des employés. Des experts en RH et en politique de santé se sont réunis à Genève pour débattre de nouvelles approches. Le Centre suisse d’électronique et de microtechnique est cité en exemple
Monsieur « Dumont » est cloué au lit. Une grippe l’empêche d’aller travailler. Un mauvais moment à passer pour cet ingénieur senior. Mais un rayon de soleil lui rend momentanément le sourire: il vient de recevoir des fleurs pour la première fois de sa vie. Le bouquet a été envoyé par son employeur, le Centre suisse d’électronique et de microtechnique de Neuchâtel (CSEM), auquel il est dévoué depuis des années. Le CSEM lui souhaite un prompt rétablissement et Monsieur Dumont en est encore ému.
La politique de ressources humaines du CSEM est avant-gardiste: une partie du département est dédiée au bien-être de ses employés. La société a présenté ses actions lors d’un séminaire intitulé «Pour une approche systémique de la santé en entreprise», organisé à Genève par l’Association suisse des cadres, le 29 avril dernier.
Le bouquet de fleurs en cas de maladie, comme la boîte de chocolats envoyée à chaque anniversaire ne sont que deux des mesures bienveillantes à l’égard des collaborateurs, destinées à soigner leur moral et à les fidéliser. Les 400 employés issus de 30 pays ont également un horaire taillé sur mesure: un temps complet peut, par exemple, être effectué en quatre jours de 8h à 20h. On compte 16% de temps partiel chez les hommes et plus de 61% chez les femmes. Les collaborateurs répartissent leur temps de travail à leur convenance depuis l’essai pilote de «job sharing» concluant de 2003. Ils peuvent aussi travailler à distance sur demande (télétravail).
Résultat: le taux d’absentéisme a plongé à 1, 2% contre 5% auparavant et le taux de rotation après un congé maternité est de… 0%. Les efforts pionniers du CSEM ne sont pas passés inaperçus: lauréat du Prix suisse de l’éthique en 2005, il a également reçu le Prix de l’équité en 2008.
A la tête de cette politique d’ouverture, Anne-Marie Van Rampaey, épaulée par sa direction: «Les entreprises prennent des risques chaque jour, sauf pour satisfaire leurs employés. C’est insensé, quand on y pense!» Et de prêcher par l’exemple: «Nous avons un ingénieur spécialisé qui habite à Carouge (GE) et fait les allers-retours jusqu’à Neuchâtel tous les jours depuis de nombreuses années. Nous avions peur de le perdre, car son savoir-faire est difficilement remplaçable. Nous avons mis en place un jour de télétravail sur mesure pour lui, après avoir informatiquement sécurisé son logement. Ainsi, un jour par semaine, il prend le petit déjeuner avec sa famille et sa femme est ravie.»
Tous les intervenants du séminaire – experts en ressources humaines, psychiatres, formateurs en entreprise – et le public, composé essentiellement de conseillers RH, se sont accordés à dire que cette politique était exemplaire. Et d’autant plus nécessaire que le contexte actuel rend impérieux le besoin de chouchouter les collaborateurs.
C’est notamment l’opinion de Davor Komplita, psychiatre spécialiste en santé au travail: «C’est en entreprise que les besoins en psychiatrie deviennent les plus aigus. Depuis la crise financière, les peurs et les souffrances au travail ne prennent-elles pas l’aspect d’une «psychose collective»? En deux ans, mon attitude face à l’arrêt maladie a changé. Avant, je considérais qu’arrêter un patient n’allait pas le guérir. Aujourd’hui, c’est le travail qui le rend malade. Dans ce cas, je prescris un arrêt maladie. J’estime que 30% de mes consultations à Genève sont liées à des catastrophes personnelles sur le lieu de travail, alors qu’avant, j’écoutais surtout des histoires de couple.»
Fabien de Geuser, professeur à l’Ecole supérieure de commerce de Paris, cite un exemple issu de la crise économique et financière actuelle: «Jérôme Kerviel (ndlr: le trader à l’origine de la plus grosse perte jamais enregistrée de l’histoire de la Société Générale) n’avait quasiment pas pris de vacances depuis cinq ans, sans que son patron s’en inquiète. Sa capacité maximale de charge mentale était évidemment dépassée et ses supérieurs avaient alors failli en termes de respect de sa santé.»
Philippe Aigroz, conseiller RH en politique de santé et entreprise, renchérit: «Les employés ont peur de perdre leur emploi. Plutôt que de prendre le risque d’un arrêt de travail, ils repoussent le rendez-vous chez le médecin. C’est la négation de leur état réel. On tire toujours plus sur la corde et, quand on craque, les conséquences sont d’autant plus graves.»
Si la crise accentue le besoin de suivi de la santé mentale des collaborateurs, elle étouffe aussi sa mise en place. L’une des raisons de la rareté des politiques de santé? Le retour sur investissement est difficilement quantifiable: «Quand on pense santé, on pense de manière négative, en termes de coûts des primes, de l’absentéisme, des accidents. Mais on oublie les coûts indirects et cachés, comme la démotivation ou les remplacements» des collaborateurs, analyse Fabien de Geuser. Le professeur reconnaît qu’intégrer la santé dans un outil de comptabilité traditionnelle est difficile: «La santé est un coût non «pilotable» et non quantifiable. Pourtant, c’est un enjeu moral de taille: le risque d’accident de travail dans les bureaux n’est plus physique mais psychique.
Pour le Dr Komplita, c’est une évidence: «Dans la mesure où le lieu de travail est devenu la quintessence de la société actuelle, les rapports humains y sont extrêmement complexes et potentiellement sources de graves conflits.» La question était sur toutes les lèvres: comment convaincre le top management de la nécessité d’une politique de santé , surtout en cette période de crise où la direction a d’autres chats à fouetter?
Quelques pistes ont été données pour que de tels projets passent la rampe. Plusieurs experts proposent de scinder le département des ressources humaines en deux entités, l’une chargée des tâches traditionnelles administratives (gestion des salaires, etc.), l’autre spécialisée dans le suivi moral des employés, dès lors que la taille de l’entreprise est telle que «plus personne ne connaît tout le monde». C’est ce que le Dr Komplita appelle «le management des relations humaines» et que Fabien de Geuser nomme «le management du capital humain». Philippe Aigroz préconise, lui, un audit de santé pas seulement physique, mais psychique «pour identifier comment se sent le collaborateur au sein de l’entreprise».
Anne-Marie Van Rampaey applique, elle, une charte éthique instaurée par le directeur général, où «les règles du jeu sont définies, et où le respect mutuel tient une grande place». A noter notamment la mise en place de congés spéciaux: le collaborateur bénéficie d’un congé payé de trois jours sans devoir le justifier. Cela peut intervenir pour aider un parent malade, ou même lors de la mort d’un animal domestique. D’ailleurs, «seules 788 heures ont été ainsi perdues l’année dernière, soit moins de deux heures par employé, c’est négligeable», estime la DRH. Le contrat repose donc sur la confiance réciproque. Une valeur d’autant plus nécessaire en ces temps où l’employé est anxieux et déstabilisé.
La fondation Promotion Santé Suisse a décerné mardi à Berne un label de qualité baptisé «Friendly Work Space» à neuf entreprises. Elles se voient distinguées pour leurs investissements en faveur de la santé de leurs collaborateurs. Parmi les lauréates figurent quatre sociétés appartenant à La Poste. Migros se distingue avec trois sociétés. L’Institut de médecine du travail de Baden et la caisse maladie Swica ont également reçu la distinction. En tout, 51 028 collaborateurs sont concernés. (ATS)