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25 avril 2011

Hôpital, Éducation nationale : « rentabilité » non rentable ! Sophie Peters, présenté par Philippe Grauer

Sophie Peters, présenté par Philippe Grauer

Positivisme, religion du Chiffre, évaluation, idéologie de la gestion appliquée à la société et l’État.

« La santé est un coût non « pilotable » et non quantifiable« (voir ci infra note 1), comme l’éducation. À l’École comme à l’hôpital, lieux d’accueil, de relation et d’humanité par définition, l’idéologie scientiste, gestionnariste, la religion du Chiffre et la pratique de l’Évaluation (avec majuscules car il s’agit d’entités métaphysiques, quasi divinités qu’on nous propose d’idolâtrer), déshumanisent le tissu institutionnel humain autour de nous, remplacé à l’occasion par un corset sécuritaire comme avec la nouvelle loi sur la psychiatrie. Le tout dans l’oubli – eh oui, l’oubli est une activité à part entière – de la psychanalyse et de la psychothérapie relationnelle fondée sur la psychologie humaniste. On trouve trace de tout cela ramassé journalistiquement dans le billet de Sophie Peters. Marx n’est pas si loin, si les références qui fâchent ne sont jamais nommées – il ne faut pas non plus faire trop culturel, on est à Tribune : ni Marx donc ni Freud ni Abraham Maslow. Lissé, limité, cela se présente comme une méditation morale. Pour approfondir on lira le Raisons de la colère de Vincent de Gaulejac, auteur dont on peut trouver ici même trace d’une communication récente. Sur les ravages de l’évaluationisme on se reportera utilement à Élisabeth Roudinesco dans Le patient, le thérapeute et l’État.

Philippe Grauer


Par Sophie Peters

Les services publics sont désormais minés par cette nouvelle religion du chiffre. Or leur raison d’être est de produire des richesses et non du profit.

Après avoir mis l’hôpital sous la toise de la rentabilité, c’est bientôt l’Éducation nationale qui se verra octroyer une prime aux résultats. Les chefs d’établissement seront récompensés en fonction des performances de l’établissement et de l’application des orientations politiques. « Un système éducatif moderne est un système qui cherche à améliorer ses performances a expliqué le ministre de l’Éducation nationale, Luc Chatel à la radio, comme cela existe dans l’immense majorité des entreprises de notre pays. » Depuis plusieurs années, le service public opère un virage serré vers les modes d’organisation du privé sur la base d’un seul et même critère : la rentabilité et son corollaire, l’évaluation. Les dégâts humains qui ne sont apparus pour l’instant que sporadiquement, et comme sans réel hasard dans les ex-entreprises publiques passées à la moulinette du management anglo-saxon, risquent de se propager au corps social. « Ce qui fait un bon professeur, c’est l’amour du savoir et de la transmission. À considérer l’être humain comme une ressource, on l’épuise. On ne peut plus transmettre si la performance occupe le terrain. Monétiser le dévouement, c’est méconnaître l’essence de l’engagement de l’individu enseignant ou soignant. Il vaudrait mieux leur faciliter leurs conditions de travail plutôt que de leur donner une carotte », tempête Michela Marzano, philosophe, professeur des universités à Paris Descartes et auteure du Contrat de défiance.

En route, il a été oublié le fossé psychosociologique qui sépare ces deux mondes au détriment des personnes qui y travaillent. Introduire une idéologie du profit et du business dans des organisations rigides dont le but n’a jamais été de gagner de l’argent risque à terme de dévoyer leur but. La gestion du travail et la politique du chiffre entraînent la démobilisation, le découragement et la passivité de salariés désireux de s’investir dans ce qu’ils font, d’agir en conscience et de rendre service à autrui. Le docteur Davor Komplita (1)
, psychiatre spécialiste de la souffrance au travail, constate que la pression de ce résultat mise sur ces personnels génère ce qu’il appelle « la fraude loyale et l’obéissance déloyale ». « La plupart sont amenés à désobéir avec les procédures pour que cela marche ou à obéir jusqu’à l’absurde en appliquant les règles à l’extrême. Lorsque vous dégradez la loyauté, vous amenez les professeurs à ne plus faire de sortie de classe. C’est une sorte de corruption sans corrupteurs. »

Ce système, nous l’avons emprunté aux États-Unis où l’entreprise et le travail sont vécus comme des opportunités. En France, le monde du travail est un microcosme de la société où se jouent des rapports de force sociaux et politiques. L’idéologie managériale est un tissu de faux amis. Aux États-Unis on a des convictions, en France des missions. D’où l’importance, chez nous, cruciale, des valeurs dans le travail. Moralité : l’équation entre contribution et rétribution doit être remise en question. « Le management des entreprises a servi de brouillon à un système où bientôt toutes les activités seront calibrées comme dans des machines, c’est une invasion conceptuelle qui repose sur une aliénation culturelle du chiffre », estime le Dr Komplita.

Les services publics sont désormais minés par cette nouvelle religion du chiffre. Or leur raison d’être est de produire des richesses et non du profit. « La marchandisation des fruits du travail détruit les valeurs implicites du travail. Car quand je travaille, je me construis et j’y laisse une part de mon existence », relève le psychiatre. À l’inverse, s’il s’agit de créer de la richesse, on entre dans une autre dimension : celle de la beauté, du service rendu et des règles de métier de la « bien facture ». Mais le travail est une œuvre d’émancipation à condition qu’il soit reconnu par la société et les pairs. S’il est déterminé par la statistique, sa valeur est alors niée tout comme la valeur de vie, au risque d’amener les gens à faire du mauvais travail. « Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré », disait Einstein. Pour résoudre les conséquences complexes du monde que nous avons créé, il faut changer le niveau de conscience. Renoncer à la rentabilité pour embrasser la richesse.

La Tribune.fr – 15/04/2011