RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

17 janvier 2010

James Cameron, encore un effort pour être darwinien ! Thomas Heams

Thomas Heams

17 janvier 2010

L’évolutionnisme mal dégrossi du film Avatar reflète notre imaginaire

L’auteur de Titanic nous présente un film admirablement bien fait, avec des paysages foudroyants de beauté, et une histoire où les exo-indiens vivant en harmonie avec leur écosystème l’emportent à la fin sur les terriens mondialisateurs à l’occidentale qui croient qu’on peut s’emparer de ce qu’on désire du seul fait de le vouloir, au mépris de toute civilisation niée avec la tranquille férocité du prédateur colonial. Un exo anti-western.

L’imaginaire biologique nous montre une planète relativement voisine ressemblant de façon saisissante à la nôtre et Thomas Heams nous pointe que la biodiversité réelle risque de nous surprendre infiniment davantage que le calque du modèle terrien à base cellulaire qui sert de canevas au superbe film de James Cameron.

Il fallait y penser et c’est pourquoi cette réflexion sur Darwin, dont on sait l’importance dans la pensée psy à partir de celle de Freud, et l’imposture de l’Intelligent Design, dont nous avons ici-même exposé l’analyse critique, nous a paru pertinente sur nos écrans. Dans tous les cas, faites-vous plaisir, si ce n’est déjà fait allez voir ce film en 3D qui préfigure peut-être à cause de l’avancée techonologique une nouvelle phase de l’histoire du cinéma, dont de toute façon certaines séquences demeureront des références inoubliables.

Philippe Grauer


La première hypothèse sur laquelle se fonde Avatar, le film de James Cameron, c’est qu’il existe une vie extraterrestre très près de la nôtre. Elle s’invite dans un des débats les plus vifs aux frontières de la biologie et de la cosmologie, qui est justement la question des origines du vivant : ce qui s’est passé sur Terre il y a 3,8 milliards d’années était-il un processus inexorable compte tenu des éléments disponibles et des conditions de l’époque, ou bien est-ce une splendide exception ? Pour y répondre, les chercheurs de vie extraterrestre, les exobiologistes, scrutent nos plus proches voisines, notamment Mars.

Ils espèrent y trouver, en vain à ce jour, une activité biologique ou des traces fossiles, au prix d’une frustration fondamentale : en trouver serait certes l’indice fort d’une vie inéluctable, mais échouer nous laisserait tout entiers à notre doute, faute de réelles planètes candidates explorables à proximité. Cameron tranche le débat de manière spectaculaire : en dehors du système solaire, c’est dès le  » prochain arrêt  » dans l’Univers, dès le système stellaire le plus proche du nôtre, celui d’Alpha du Centaure, (à 4,4 milliards d’années-lumière tout de même !) qu’il situe la luxuriante lune Pandora, plaidant ainsi fortement en faveur de la vie comme conséquence inéluctable de l’évolution cosmique.

Mais la proximité ne s’arrête pas là : ce qui frappe immédiatement l’évolutionniste, c’est la remarquable similitude entre la structure des biosphères terrienne et pandorienne, soit une vie composée de végétaux chlorophylliens et d’animaux dont certains sont des mammifères. Or en théorie, strictement rien ne garantit qu’une vie extraterrestre aurait cet aspect, ni d’ailleurs qu’elle aurait la forme d’une vie cellulaire, unité fondamentale chez nous, de la bactérie au séquoia, et signe de leur ascendance commune ; aucune certitude même qu’elle serait à base d’ADN, hypothèse indispensable pour que l’on puisse combiner celui du héros Jake Sully à celui d’un Na’vi (habitant de Pandora). Là encore, les choix de Cameron laissent penser que toutes ces formes et structures seraient inéluctables, et implacablement reproduites partout où la vie apparaîtrait.

Conséquence implicite, et dégât collatéral : le mécanisme de sélection naturelle, c’est-à-dire le jeu local et aveugle du hasard et de la sélection proposée par Charles Darwin il y a cent cinquante ans, et qui reste à ce jour d’une formidable puissance pour expliquer l’ensemble de l’évolution du vivant, prend un coup dans l’aile. Car si des structures semblables apparaissaient indépendamment sur des planètes distantes, cela signifierait que nous aurions attribué trop d’importance au hasard sur Terre. Il faudrait se résoudre d’urgence à envisager d’autres mécanismes pour expliquer ces tendances partagées, telles que le passage à l’état multicellulaire, la distinction entre végétaux et animaux, sans parler de l’évolution de certaines formes vivantes vers une forme de culture et de civilisation.

Même si rien n’interdirait d’imaginer des explications rationnelles à cela, cette perspective ouvre néanmoins les portes à toutes les ambiguïtés dont les biologistes se sont progressivement et salutairement éloignés grâce à Darwin et ses continuateurs, notamment celles qui voudraient que des forces obscures, pourquoi pas divines, interviennent à des moments-clés de l’évolution pour lui donner une direction.

Cela fait-il de James Cameron un anti-évolutionniste ? Non, bien sûr. L’idée d’une origine commune aux espèces est sous-jacente dans le fait que l’ensemble des gros animaux (vipperwolfe, hammeread, thanator et autres hyppoferox) sont hexapodes (six pattes) – là où leurs  » équivalents  » sur Terre sont tétrapodes, timide concession à l’idée que  » les  » évolutions biologiques interplanétaires ne seraient pas condamnées à se ressembler.

Et cette hexapodie partagée sur Pandora, elle, s’explique bien dans la vision darwinienne classique de descendance avec modification : en effet, l’explication la plus simple consiste à supposer un ancêtre commun à toutes ces espèces, hexapode lui aussi, par rapport auquel elles auraient évolué. Par ailleurs, les Na’vi, héros anthropomorphes du film, semblent avoir évolué à partir de singes arboricoles à six pattes qui pourraient ressembler à d’autres animaux présents dans le bestiaire pandorien, les prolemuris. On constate d’ailleurs aussi cette perte chez les banshees, sorte d’oiseaux et donc très différents des Na’vi : cela peut aussi s’expliquer avec les outils de l’évolutionnisme moderne, notamment par le phénomène de convergence, qui veut que parfois des caractéristiques similaires apparaissent (ou disparaissent) dans des groupes éloignés, pouvant aller jusqu’à donner l’illusion d’une parenté évolutive.

Ainsi donc, Cameron est évolutionniste mais pas tout à fait darwinien au sens moderne du terme. Poussée à l’extrême, dévoyée, cette position peut conduire à toutes les dérives comme l' » Intelligent Design  » (dessein intelligent), faux nez faussement scientifique et vraiment pervers du créationnisme, une déclinaison allégée, puisqu’il fait mine d’accepter l’évolution mais convoque des forces  » intelligentes  » pour expliquer les grandes transitions. Mais ne faisons pas ici de mauvais procès au cinéaste. Cameron est loin d’être le premier auteur de science-fiction à recréer des écosystèmes lointains troublants de ressemblances. Il a par ailleurs tous les droits du créateur ayant imaginé un monde ni trop éloigné du nôtre ni trop familier, pour nous permettre à la fois la fascination de l’étrange et l’empathie de la proximité.

En outre, même les évolutionnistes les plus célèbres, au cours du long travail de maturation qu’a été la synthèse néodarwinienne au cours du XXe siècle, ont parsemé leurs écrits de considérations similaires. Sans faire appel au surnaturel, ils ont très souvent cédé à l’idée d’une directionalité dans l’histoire de la vie.

Un des aspects les plus fascinants de l’histoire de la pensée évolutionniste, en cette année où nous célébrons Charles Darwin, est justement le chemin patient vers le rejet résolu de cette vision. Les progrès en biologie moléculaire ont permis cette mue progressive. Ils nous disent entre autres que tous les caractères transmis ne le sont pas forcément par pure adaptation, et qu’une histoire de la vie doit prendre en compte des phénomènes imprévisibles et contingents, comme la chute d’une météorite bouleversant n’importe quelle biosphère, faisant litière du déterminisme.

Les mammifères, et donc bien plus tard notre espèce, ne se seraient vraisemblablement pas développés et répandus avec autant d’efficacité si les dinosaures n’avaient pas quasiment disparu pour des raisons de cet ordre et qui n’ont que très peu à voir avec ce qu’ils avaient dans leurs gènes. Et d’ailleurs, si ces grandes tendances devaient se reproduire sur chaque planète habitable, où sont les dinosaures sur Pandora ?

En somme, Cameron nous propose un évolutionnisme mal dégrossi, qui ressemble à l’idée que s’en fait le grand public. Ce dernier accepte assez largement l’évolution, mais renâcle souvent devant son côté aveugle. Parmi d’autres, l’idée que l’espèce humaine n’est ni plus ni moins le produit du hasard et de la sélection que toutes les autres formes vivantes en choque encore beaucoup. C’est pourtant le cas, et il faut encore bien souvent convaincre qu’Homo sapiens n’est ni le but, ni le sommet, ni la perfection, ni la fin de l’évolution.

En nous faisant voyager loin, dans cette Pandora qui n’existe pas et qui s’apprête pourtant à entrer dans nos vies, Avatar nous parle aussi de nous, de nos vertiges face à notre position minuscule dans l’Univers, et des constructions imaginaires que nous échafaudons pour nous en accommoder. En ce sens, il incite à d’autres explorations, en nous-mêmes. D’autres beaux voyages.

Thomas Heams

Maître de conférences en génomique à AgroParisTech, codirecteur des Mondes darwiniens, l’évolution de l’évolution, Syllepse, 2009.

© Le Monde — 17 janvier 2010