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13 mai 2010

Je n’ai pas lu Onfray Fabrice Nicolino

Fabrice Nicolino

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Date: Tue, 11 May 2010 08:10:35 +0200
Subject: Pas mal!
From: Elisabeth ROUDINESCO
To: Philippe GRAUER Thread-Topic: Pas mal!
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http://fabrice-nicolino.com/index.php/?p=869

Cher Jean-Loïc,

Il est hors de question que je reprenne à mon compte tout ce qui a pu être écrit par d’autres sur Planète sans Visa. Mais il est vrai que j’ai lancé cette discussion d’une manière malheureuse, que j’assume pleinement. J’ai en effet écrit dès mon premier article : « Je n’ai jamais lu un seul livre de Michel Onfray, et on me pardonnera donc – ou pas – cette incursion sur son territoire ». C’était malheureux, mais c’est encore bien davantage vrai.

Seulement, ai-je parlé des ouvrages d’Onfray, ou de son personnage public ? Si je me suis permis une vigoureuse  bastonnade, partant de son Freud, c’est que chacun fait exactement comme moi. Le temps des honnêtes hommes, embrassant, fût-ce de manière fantasmatique, l’ensemble du savoir humain, est définitivement achevé. On délègue par force sa confiance à qui sait mieux que soi. Celui qui nie cette évidence est un hypocrite, et je sais que tu ne l’es pas. D’autres pourront à bon droit se sentir visés.

Je n’ai pas lu Onfray, mais je fais confiance à Roudinesco, qui m’irrite souvent, fleuretant de près avec certain dogmatisme propre à ceux qui défendent l’entrée du Temple. Je lui fais confiance, car je l’ai lue, elle. Elle connaît admirablement – je répète : admirablement – l’histoire de la psychanalyse, et tous ses propos sont soumis au regard de la tribu mondiale qui défend ardemment Freud et la psychanalyse, car les deux sont constamment attaqués. La moindre sottise lui vaudrait opprobre. L’ombre d’une erreur la conduirait au supplice. Je ne veux pas dire qu’elle ne se trompe pas. Je signale qu’elle fait attention à ce qu’elle écrit. Or, tu te permets de la disqualifier, pour des raisons que tu dois connaître, mais que moi j’ignore. Tu te permets de lui dénier toute « once d’honnêteté intellectuelle ». Eh ! mais c’est très grave.

Et c’est d’autant plus grave que tu n’appuies l’accusation sur aucun élément probant. Je vois d’emblée que tu n’as pas lu tous les papiers que Roudinesco consacre au Freud d’Onfray, et je ne t’en fais évidemment pas reproche. Qui l’a fait ? Seulement, elle ne se contente pas de ce que tu énonces. Elle montre, en décortiquant le texte, qu’Onfray n’a pas eu accès à des ouvrages fondamentaux portant tant sur Freud que sur la proliférante histoire de la psychanalyse. Comment, du reste, un homme aurait-il pu s’emparer en quelques semaines ou mois d’une telle masse d’informations ? Je suis au regret de te dire que publier deux livres par an en moyenne, et parfois sur des sujets aussi essentiels que Freud, pose problème, oui.

Quand on entend descendre en flammes une telle personnalité, eh bien, oui, il vaut mieux avoir lu les livres les plus importants le concernant. Et tel n’a pas été le cas, très visiblement, d’Onfray. J’ajoute qu’une bibliographie ne signifie rien. Rien. Combien de gredins de la pensée ont-ils publié des sommes pourvues de bases bibliographiques profuses ? Ce que je crois crucial, dans cette histoire, c’est qu’une historienne, réputée à juste titre, de la psychanalyse, a mis Onfray en face d’erreurs, contre-sens et manipulations de sens divers, concordants, et finalement sans appel à mes yeux. Moi qui commence à avoir l’habitude, il m’aura suffi de lire les “réponses” d’Onfray pour être édifié. De l’art de passer à autre chose quand on ne sait pas quoi dire. Tous les politiciens de la place passent leur temps à cela.

Je pense que je n’aurais rien écrit sur Onfray si cet homme ne se réclamait avec autant de force de la  « gauche de la gauche » altermondialiste. Ce n’est pas mon parti, car je n’en ai qu’un. Mais je ne saurais oublier que cet homme influence des milliers de personnes qui se considèrent comme écologistes, de bonne foi. Or il est tout de même étrange, or il me semble insupportable qu’un tel malentendu – si c’en est un – subsiste. Car Onfray ne se cache nullement d’être un technophile militant. D’être en faveur des OGM ou du nucléaire, et d’attendre sans déplaisir le moment où il sera possible d’adjoindre à l’homme des appendices qui en feront un être neuf, bionique. Au sens premier, une chimère transhumaniste. J’y vois l’aboutissement ultime de l’idéologie du progrès, cette sainte alliance entre la raison, certaine raison, et la technique. Oui, il y a bien un fil rouge, dans l’histoire intellectuelle des deux siècles passés, qui mène droit à Onfray. Mais telle n’est pas, telle ne sera jamais ma route.

Dernier point qui me ramène à Freud. Il n’est nullement mon idole. Il n’aurait pas été mon ami. Il était farci d’idées ridicules, de son temps pardi, et il s’est trompé aussi souvent que tous ceux qui acceptent le grand pari de penser dans la liberté. Et je crois bien, par-delà tout commentaire, que Freud aura osé penser librement. Ce qui ne garantit en rien contre l’erreur, et même l’impasse. Mais pourquoi est-il si compliqué d’admettre qu’il aura contribué à entrouvrir une porte, celle de l’inconscient ? Il va de soi qu’il a vite sombré dans une mégalomanie qu’on peut et qu’on doit même trouver navrante. L’espèce humaine s’était passée d’inconscient pendant des centaines de milliers d’années, et voilà qu’un petit médecin viennois la lui servait sur un plateau. Trop fort.

Qu’il soit devenu fou de lui-même me paraît certain. Il a cru qu’il livrait les clés du royaume intérieur à toutes et tous. Qu’il était le créateur d’une science prodigieuse, capable d’expliquer les comportements les plus aberrants. Et il avait tort. Mais il a en même temps permis l’éclosion d’une pensée neuve et pénétrante, qui s’est répandu comme traînée de poudre parce que des millions d’individus souffrants l’attendaient sans le savoir. Bien entendu ! la psychanalyse est balbutiante, pleine de trous et de sottises, encombrée d’innombrables phraseurs, pour ne pas dire pis. Mais enfin, cette tentative miraculeuse n’a qu’un siècle ! Elle ne sait pas même marcher qu’on lui demande de s’attaquer à la conjecture de Fermat !

Alors arriva Onfray. Non pour critiquer ce qui est critiquable – ô combien ! – mais pour s’attaquer à la personnalité même de Freud, qu’il connaît pourtant si mal. Et pour assener que l’homme étant faible, il aurait bâti une théorie complète en ne voyant pas qu’il prenait son cas pour une généralité universelle. Et qu’en outre, ce juif aurait eu des sympathies pour le plus noir des crimes, c’est-à-dire le fascisme. Je vais te dire, Jean-Loïc : si tel était le cas, je bénirais Onfray de nous avoir éclairés sur une aussi grave supercherie. Mais peut-on écrire de telles choses sans rendre compte des si nombreuses méprises et erreurs que l’on a soi-même commises ? Peut-on dynamiter un tel héritage en torchant un livre farci d’à-peu-près ?

J’ai écrit, et je maintiens tranquillement que Michel Onfray me fait penser, par analogie, à Claude Allègre. Comme lui, il entend énoncer une « vérité » contre le reste du monde. Comme lui, il écrit des livres non étayés, comprenant bien trop d’erreurs pour rester admissibles. Et comme lui, il refuse de s’expliquer sur le détail de ce qu’on lui reproche. Le juge de paix d’Onfray est le même que celui d’Allègre. Les commentateurs pressés, surtout de radio et de télé. Les hits des chiffres de vente. Ce public frelaté qui court d’une pseudo controverse à un soi-disant déballage.

Cher Jean-Loïc, c’est ce que je souhaitais te dire en toute amitié. Bien à toi,

Fabrice Nicolino