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2 juillet 2023

ÉMEUTES, JEUNESSE ENRAGÉE, PARIS BRÛLE-T-IL ? POUR UN FRONT DES THÉRAPEUTES ATTERRÉS

Philippe Grauer, pionnier de Paris 8 et des Nouvelles Thérapies et du système AFFOP-SNPPsy

Mots clés : émeutes, violence fondamentale, pulsion de mort, destructivité, spectacularisation, deuil, protestation, rage, libération émotionnelle, responsabilité, silence psychothérapique

Sébastian Roché, Les mauvaises pratiques policières sapent les fondements de la République

« Les mauvaises pratiques policières, violence en tête, sont toxiques pour la nation. Le régime démocratique ambitionne de réunir les différences sur la base de l’égalité afin d’assurer la cohésion sociale, mais celle-ci est corrodée par des comportements que la morale réprouve et que la loi interdit. Il est temps que la classe politique en prenne conscience et déchire le voile d’ignorance qu’elle préfère se mettre sur les yeux. »

Prenez connaissance de l’article de Roché et considérez ce papier comme N°1 du blog-note de Philippe Grauer, en voie d’installation sur ce site.

Sebastian Roché est directeur de recherche au CNRS, auteur de La Nation inachevée. La jeunesse face à l’école et la police, Grasset.

atterrant spectacle

Saccage, désolation, destructivité ayant pour seul objectif le ravage, le spectacle des dégradations de la semaine explosée qui s’achève est poignant. Mais quel sens donner à cette angoissante et brutale flambée de brutalisation urbaine ? bouffée délirante collective, accueillant dans ses replis le petit banditisme opportuniste ? mieux vaut une vitrine massacrée qu’un être humain, se sont dit les responsables. Mais tout de même quelle pourrait être la morale de l’histoire ? la morale, parlons en. Quoi de plus immoral que la façon dont nous avons politiquement, économiquement, culturellement,  maltraité et réprimé collectivement à bas bruit cette jeunesse en pleine crise de rejet.

d’enragés à engagés

Je me souviens de m’être enthousiasmé d’écrire que la devise de la République française coïncidait avec les valeurs de base de la psychothérapie quand relationnelle. Depuis la nouvelle crise des Enragés[1], je collecte les articles et tribunes sur les « événements » comme on dit pour désigner des moments sur le moment innommables. En même temps que la mort de Guy Berger, l’un des fondateurs du Paris 8 à l’identité de laquelle j’adhère, via mes maîtres et amis, m’inspire la lecture de Conversations sur l’éducation[2], au cours de laquelle l’auteur se livre au travail de sa pensée en se souvenant de sa lecture de Kant appliqué à l’éducation, au devenir sujet, ie, membre de l’humanité, la vieille leçon des Lumières qui ont engendré notre Révolution, avec en son sein les fameux Enragés, autour d’Hébert, révolutionnaires radicalisés. Comment franchir la ligne d’enragés à engagés, de la surexcitation surenchérissant dans la Terreur, des Cordeliers, un courant extrémiste de la Révolution, à l’existentialisme de la responsabilité, à la philosophie des retours de camp, quand l’absolu de l’horreur n’avait pas encore pris son nom de Shoah, mais quand il s’agissait de lire Levinas et d’opter pour l’engagement d’emprunter les chemins de la liberté, depuis devenus problématiques.

l’hypothèse du grand jeu occulte celle de la protestation contre un système police/justice à teneur racialiste écrasant

Certes, le côté grand jeu SnapChat de violence festive n’échappera à personne, tout comme 68 résulta des postes portables désormais transistorisés, et de l’immédiateté des reportages des radios périphériques. Nos jeunes acteurs écervelés décervelés font la fête, ni deuil ni haine. Ils cassent tout, absolument. À vide. À sac. Le plaisir de la transgression violente pure. Comme me le représente un ami lacanalyste, dans la formule du fantasme l’objet peut être changé, et tout détruire peut devenir de l’art pour l’art. Casser pour casser ou garder pour garder, un régal pour les théoriciens. Il n’empêche que si ça devient motif à réjouissance de briser la glace en réunion, de dévaliser puis calciner le reste, ça n’explique pas pour autant à quoi correspond, psychosociologiquement et historiquement parlant, ce besoin de décharge collective dramatisée. Et s’ils jouaient à produire l’image d’une indignation protestataire dont le ravage tout puissant, réseau-socialisé, fournirait le spectacle "rappliqué" à l’infini ? et s’ils "jouaient" à se montrer ensemble, exister publiquement et faire entendre, à évoluer, exaspérés/désespérés, dans la focale de cette société qui les comprime et ignore ? Certains d’entre nous disposent de théorisation mode pulsion de mort ou défaut fondamental, à la Balint. Mais si on interroge la fameuse pulsion de mort,  il faudrait aussi la situer au niveau institutionnel. C’est-à-dire avoir le courage d’une pensée politique critique. Cela permettrait de recourir, multiréférentialité oblige, au concept de tension cumulative. Dont la cause résiderait dans le sentiment de malaise dû au harcèlement policier discriminatoire, sournois, constant, tissant une agonistique systémique post-coloniale, que consolide la pratique judiciaire qui s’y emboîte à son tour, constituant un dispositif police-justice bien rôdé,  lourd à porter pour l’ensemble du corps social, et du pouvoir, qui préfère — depuis combien de décennies ? — n’y voir que du feu et n’y faire, par intermittence, que du bleu.

déficit relationnel et droitisation post-coloniale au quotidien en banlieue reléguée

Ces actuels événements, risquent de conduire ou de participer à une ultra droitisation politique, agrémentée d’un retour en force du colonial, sauce racialiste, qui s’en prend aux nuisibles, et conduisent au mur vers lequel nous voici précipités par un président banquier. Intelligent, mais jouer au plus malin avec l’extrême droite qui revient, banalisée, n’est pas à la portée d’un gouvernement dont la pertinence de demander un rapport à Borloo s’est vue rapidement conjointe à la stupidité désinvolte de le précipiter à la poubelle. De fait, comme quand le sage montre la lune l’imbécile regarde le doigt, nous focalisons sur la bouffée de violence de la jeunesse qui se décomprime et décompense, au lieu de poser la question de la police, qui a de gros problèmes, en particulier de formation, comme tous les corps sociaux qui tendent à devenir partiellement travailleurs sociaux, et rencontrent le besoin d’une pratique relationnelle.

relations inhumaines — uniforme en vue : fuir

Notre société et nos pouvoirs publics oppriment notre jeunesse refoulée (sic), au quotidien des relations inhumaines police sous-formée/population mal aimée. Le réflexe sain, quand vous voyez un uniforme : courir, vous tirer, fuir le danger, la pression de l’oppression. Ça, c’est de l’éducation ! résultat d’une politique qui s’applique depuis des décennies, à l’insu de tous — y compris des protagonistes, qui tout de même le ressentent, l’éprouvent, et viennent vous incendier en retour, et laisser, aveuglément, piller. C’est l’éducation d’une politique constante d’oppression et de répression, de sous-populations constituées de sous-hommes importés mais dépourvus d’importance, vicieusement surveillés et relégués, auxquelles on prêche le discours creux d’une devise républicaine contredite par le vécu quotidien.

jacqueries à répétition, ouverture à l’extrême droite qui vient

Notre jeunesse révoltée s’enrage, et fait durer la casse d’une fin du vieux monde, tout ce qui rappelle l’État humiliateur au quotidien, pour finir avec les bijouteries pour privilégiés, pillées par opportunisme, par haine devenue crapuleuse, et pourquoi pas par jeu morbide. Ces jacqueries à répétition sonnent l’heure de tous les dangers d’une République prête à donner les clés aux hommes (femmes comprises) d’Ordre — surtout ne pas prononcer le mot de fascisme, d’une autre période, dont seulement hante le spectre. La désespérance impuissante, la rage, serait-elle à l’ordre du jour ? le Temps des Troubles de retour en Russie pourrait se révéler mondial. Ces très jeunes ne sont pas les rejetons d’une aristocratie ouvrière, ils ignorent la politique. Sauf celle qu’on leur applique, en leur offrant les beaux bâtiments d’une Éducation nationale que d’autre part on désempare.

les psys relationnels responsables

Où figurons-nous dans ce grand "jeu" ? Nos psychothérapeutes et psychopraticiens relationnels, voient au cours de l’actuelle période leur responsabilité engagée. Parler d’humanisation, de passage de l’individu, comme dit la police, à sujet, comme dit le philosophe, l’éducateur et le psy relationnel[3], comme dit l’humaniste, caractérise la situation, caractérise notre situation, caractérise une absence de dialogue. L’histoire de la psychanalyse montre celle-ci, embourbée dans la collaboration avec les régimes fascistes d’Amérique du sud, se dégager de l’ornière de l’apolitisme de la psychanalyse seulement en 2000, à l’initiative de René Major avec ses États généraux de la psychanalyse. De notre côté, que disent nos autorités autoréglementaires psys, syndicales et fédératives ? On attend le débat. Aveugles muets, nous nous réduirions au rôle de grande oreille ? que faisons-nous de notre responsabilité professionnelle, intellectuelle, politique ? lequel d’entre nous va se lever et parler ? nous pratiquons en silence des métiers sourdement protestataires. Des métiers sourds ? L’oreille, la fameuse oreille, notre icône, à qui son silence se prête-t-elle ? nous compromet-elle ? nous sommes devenus depuis 50 ans bien plus que des oreilles, nous exerçons à partir de notre présence, naturellement en relation. Sur la scène politique nos organismes historiques ont subi les assauts des acteurs de la médicalisation de l’existence. Il serait temps de se manifester. Cela aiderait, les briseurs, la société, et nous-mêmes.

pour les Psychothérapeutes atterrés, le chemin de la relation

Sébastien Rocher avec des dizaines d’autres, nous avertit. Nous voici mal partis. La question n’est pas d’aller chercher nos rejetons enrageux et les ramener à la maison en les tirant par l’oreille, retour aux responsabilités familiales, certes, comment aider les familles ? Ce serait plutôt aux citoyens, à une gauche responsable de tirer le gouvernement par l’oreille pour qu’il cesse de fuir son devoir. La question est d’exiger une politique à rebours de celle suivie assidument depuis une bonne — une mauvaise quarantaine d’années. La question est de cesser de faire semblant, de réunir tout le monde autour d’un débat poudre aux yeux médiatique pour repenser réellement la « politique de la ville », à partir du rapport Borloo par exemple. Mais attendre d’un arc politique éclaté et d’un gouvernement occupé à avoir l’air, le temps du rétablissement de l’ordre républicain en attente de devenir national, attendre bras croisés bouche cousue, ça ne suffit pas. « Paris brûle-t-il ? » aboyait en 44 le cavalier de la précédente Apocalypse. La réponse est oui, et nous nous tairions ? J’appelle nos cher/e/s collègues à ne pas rejoindre ce silence. Mais à se rejoindre pour constituer un groupe des Psychothérapeutes atterrés, déterminés à dire et faire ce qu’il faudra pour participer à tirer l’actuelle situation de son ornière, pour produire et faire entendre notre analyse. Ce sera long et difficile. Comme toujours le chemin de la responsabilité, de la relation — et de la pratique de la devise de la République.

PS : On peut me répondre à phgrauer@cifpr.fr


[1] Hebert, avait créé le parti des Enragés. Pamphlétaire « ultra-gauche », ne faisant pas dans la dentelle, il s’est notoirement montré odieux au procès de Marie-Antoinette. Son refrain politique : « Il est bougrement en colère aujourd’hui le Père Duchesne. » La rage en politique n’a pas d’avenir. Le nihilisme conduit à l’improductivité de la ruine. En psychothérapie émotionnelle, aider, en relation, la rage à se convertir en indignation, déchargeable, cathartique, vers l’élaboration. Ou aussi bien à céder la place, dramatisation contenue, à l’expression et libération de la souffrance. Un complexe parcours dialogique nous engageant nous-mêmes, imprévisible. C’est à tout notre métier et talent qu’il faudra recourir.

[2] Guy Berger, Augustin Mutual, Conversations sur l’éducation. S’autoriser à éduquer, 2012, L’Harmattan, 352 p.

[3] Voici la psychanalyse réduite à la note en bas de page, regroupée par voie de classification avec la psychothérapie relationnelle. On peut soutenir que la psychanalyse ouvrit la voie à la thérapie par la relation, avec le concept de transfert, exprimant que le processus relationnel en cours de thérapie, se double d’une réminiscence relationnelle restée inconsciente portant sur des protagonistes appartenant à l’histoire de la personne en train de devenir sujet.