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31 mars 2022

LA CAPACITÉ DE WILSON À DISPOSER DE LUI-MÊME commentaire de Philippe Grauer, De l’hybris politique à la folie supposée d’un chef d’État

par Élisabeth Roudinesco

Élisabeth Roudinesco

Le Monde du 1/4/2022

Patrick Weil, Le président est-il devenu fou ? le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État, traduit de l’anglais par Lionel Leforestier, révisé par l’auteur, Grasset, 25 e. 473 p. 

De l’hybris politique à la folie supposée d’un chef d’État

Philippe Grauer

tentative sulfureuse

Wilson, années 20, Poutine années 20 du siècle suivant. Pour simplifier oublions Hitler et Staline [1], ça fait tout de même réfléchir sur le rôle dans l’histoire récente de personnalités problématiques s’estimant investies de missions promises au désastre. Imprudent et ni scientifique ni éthique de qualifier en termes psychopathologique des dirigeants qui n’ont aucunement sollicité de diagnostic, encore moins public. Le hasard de la recherche et de l’édition nous offre le brouillon d’une tentative "sulfureuse" en effet, de la part de Freud, d’épingler la structure psychique du Président Wilson, lequel ne manqua pas d’étonner ses contemporains, autant politiquement qu’humainement.

politique tsariste

La politique tsariste de Poutine n’a besoin ni d’un parallèle Poutine / Raspoutine (mot qu’on peut traduire par débâcle), ni d’une stigmatisation psychopathologique épistémologiquement fautive, pour donner à comprendre des éléments de la lutte des blocs conjugués au désir de laisser le souvenir d’un rassembleur de toutes les Russies. Si l’on ajoute à cela le fait que l’espace politique russe n’a connu depuis Ivan le Terrible (ayant déjà sévi contre l’Ukraine) comme phase démocratique que le bref passage de Gorbatchev (modérément apprécié dans son pays), point n’est besoin pour comprendre la guerre faite à l’Ukraine, de spéculer sur le psychisme de l’actuel chef d’État de notre encombrant voisin hyper nationaliste.

rêverie fascinante

Il n’empêche que Freud et Bullitt nous embarquent dans une rêverie fascinante, sur la capacité des chefs d’État à s’isoler, et s’exposer à de la dérive. Un grand merci à Élisabeth Roudinesco pour l’analyse qu’elle nous livre de cette très intéressante publication, qui avouons le tombe à pic.

[1] À ne pas symétriser bêtement. Le soviétisme stalinisé fournit le modèle, brutalement antidémocratique (le communisme meurt avec les marins de Kronstadt). Permuter koulak ou bourgeois, avec juif, et vous obtenez la caricature populiste vertigineuse de l’armature de la fabrique de l’homme nouveau à partir de sa démarque d’une figure diabolisée de l’autre. Reste une différence de nature entre les deux systèmes, le projet d’émancipation révolutionnaire via la dictature du prolétariat dérivé en totalitarisme vs. un projet contre-révolutionnaire ultra conservateur terroriste au format totalitaire.

délire messianique

En 2014, Patrick Weil découvre à l’Université de Yale (Connecticut) le manuscrit original du Portrait psychologique de Thomas Woodrow Wilson rédigé entre 1930 et 1932 par William Christian Bullitt (1891-1967) et Sigmund Freud et publié pour la première fois en 1967 (trad. par Marie Tadié, Albin Michel) amputé de nombreux passages. Weil décide alors d’écrire, en anglais, une biographie de ce diplomate américain, européen convaincu, marié à Louise Bryant, veuve de John Reed, célèbre auteur des Dix jours qui ébranlèrent le monde (1919)De son vivant, Bullitt avait croisé tous les acteurs de l’histoire du XXème siècle : Lénine, Staline, Léon Blum, Churchill, Roosevelt, etc. Mais c’est avec Freud, dont il fut l’analysant et l’ami, qu’il réalisa le projet le plus marquant de sa vie : raconter l’histoire de Wilson, vingt-huitième président des États-Unis, atteint d’un délire messianique dissimulé derrière les apparences de la plus grande normalité.

Wilson contre Wilson

Membre en 1919 de la délégation américaine chargée de négocier le traité de Versailles, Bullitt avait démissionné en constatant que Wilson agissait en sens contraire de ses propres initiatives. Après avoir élaboré un protocole de paix en quatorze points puis créé la Société des Nations (SDN), celui-ci avait fait volte-face et refusé de ratifier le traité. Il avait aussi abandonné le projet d’un accord militaire qui prévoyait l’intervention américaine en cas de nouvelles agressions : retournement insensé.

motivations psychologiques

En 1930, Bullitt apporte à Freud une volumineuse documentation sur la vie de Wilson. Le diplomate et le psychanalyste cherchent alors à comprendre les motivations psychiques de tels actes. Freud tenait Wilson pour le principal responsable des malheurs de la Mitteleuropa. Il lui reprochait de s’être soumis aux vainqueurs et donc d’avoir humilié l’Allemagne en disloquant les Empires centraux, ce qui avait favorisé la montée du nazisme.

idéal imaginaire de guerre sainte

Pendant deux ans, les deux hommes travaillent ensemble à cet ouvrage sulfureux qui dresse le portrait d’un étrange président, sujet à de nombreux anévrismes, déniant toute altérité et se voyant comme l’héritier de Jésus-Christ. Wilson ne connaissait rien à l’Europe et pensait que l’Allemagne était peuplée de sauvages. En outre, il se croyait victime de complots. À travers ce cas, Freud et Bullitt entendent donc démontrer que rien n’est plus dangereux pour le monde qu’un président fou, habité inconsciemment par des pulsions destructrices qu’il transforme en un idéal imaginaire de guerre sainte.

Boycott des psychanalystes 

Les deux auteurs décident toutefois de ne pas publier l’ouvrage avant la mort de la deuxième femme de Wilson. Freud transcrit en allemand un chapitre du livre dans lequel, sans citer Wilson, il se livre à une spéculation sur l’homosexualité à faire frémir ses disciples les plus réactionnaires. Non seulement elle serait, selon lui, nécessaire à la civilisation mais Jésus en aurait été le héros, capable de sublimer sa libido en un message d’amour afin d’éviter aux hommes de s’exterminer. Quant à sa répression, elle conduirait au pire (cf. Abrégé de théorie analytique, trad. par Jean-Pierre Lefebvre, Seuil, 2017). A l’évidence, Freud et Bullitt font l’hypothèse que Wilson aurait refoulé son  homosexualité pour s’identifier à un Dieu destructeur – son propre père, pasteur presbytérien – plutôt qu’à un Jésus salvateur.

Après avoir été le premier ambassadeur américain en URSS, entre 1933 et 1936, Bullitt est nommé à Paris. Le 5 juin 1938, aux côtés de Marie Bonaparte, il accueille Freud qui poursuivra son exil à Londres. En mai 1944, il demande à de Gaulle son incorporation dans l’armée française. À la veille de sa mort, il décide de faire enfin paraître l’ouvrage, boycotté par les psychanalystes qui ne reconnaîtront la plume de Freud que dans la préface.

Jésus en homosexuel sublimé ?

Comme le remarque Patrick Weil, Bullitt a censuré trois cents fois le manuscrit original, un travail de « réécriture » dont il donne quelques exemples. Quant à la suppression du passage sur l’homosexualité, il l’attribue au fait qu’à cette époque le diplomate voyait dans le christianisme le seul rempart contre l’impérialisme soviétique qui menaçait les démocraties occidentales. Impossible donc de faire de Jésus un homosexuel sublimé.

En lisant ce livre, fort bien écrit et appuyé sur des archives inédites, on ne peut que rêver à une publication du manuscrit original enfin retrouvé.


commentaire de Philippe Grauer, De l’hybris politique à la folie supposée d’un chef d’État