par Philippe Grauer
Homoparentalité, sottisier psychanalytique, principe ingérable d’une évaluation de la condition humaine, impossibilité de retour à l’ancien ordre des choses familiales, l’autrice de La famille en désordre(1) fait apparaître la naissance d’un nouvel ordre familial, élargi, ouvert, tout à fait humain.
La nouvelle familialité fonctionne bien, l’institution de base de la société manifeste en Occident une vitalité et une santé somme toute réconfortantes. Quoi qu’en disent les conservateurs de tous bords, dont le psychanalytique.
Les intertitres sont de la Rédaction.
Traversée | LE MONDE DES LIVRES | 08.03.12 | 10h21
par Élisabeth Roudinesco
A la fin du XIXe siècle, au moment où Freud s’inspire de la tragédie d’Œdipe pour introduire dans la culture occidentale l’idée que le père engendre le fils qui sera son assassin, les réactionnaires, annonciateurs d’apocalypse, s’en prennent aux femmes désireuses de s’émanciper du carcan d’un ordre patriarcal répressif. Si celles-ci quittent le foyer pour travailler, si elles s’engagent en politique ou utilisent la contraception, disent-ils, alors viendra le chaos : la famille disparaîtra, l’autorité du père sera détruite, les femmes refuseront la maternité et l’espèce humaine s’éteindra.
Cette même terreur s’est répétée, cent ans plus tard, lorsque est apparue, à partir de 1980, d’abord aux États-Unis puis en Europe, la question de l’homoparentalité : ce désir des homosexuels d’entrer dans l’ordre familial. Que deux personnes du même sexe puissent devenir des parents à part entière, voilà qui renversait le paradigme de la famille dite « naturelle », fondée sur l’accouplement charnel entre un homme et une femme.
D’où un credo récurrent : si un tel projet se réalisait, la société risquerait de se transformer en une confrérie d’individus hédonistes, semblables les uns aux autres et rebelles à tout interdit. Et malgré les changements intervenus depuis l’entrée en vigueur en France du pacs (pacte civil de solidarité, fin 1999), lequel n’ouvre pas droit pour les homosexuels à l’adoption ou à la procréation médicalement assistée, cette thèse reste présente dans les esprits de bon nombre d’intellectuels et d’élus de la République, hantés par le fantasme d’une disparition de la différence des sexes, laquelle ne serait, à leurs yeux, que le symptôme agissant d’une abolition de la famille.
Dans un essai sur L’Homoparentalité en France, Eric Garnier, ancien président de l’Association des parents gays et lesbiens (APGL), retrace l’histoire des batailles menées depuis 1986 par les homosexuels français, avec pour toile de fond l’épidémie de sida, les injures, la bêtise. Et l’on reste confondu, aujourd’hui, à la lecture de ce que fut pendant toutes ces années l’expression d’une homophobie ordinaire, issue non pas des couches populaires, plutôt favorables à cette évolution des moeurs, mais de certaines élites en proie à la terreur d’une plongée dans la barbarie.
Voici quelques exemples de cette furia française : Christine Boutin brandissant la Bible à l’Assemblée nationale, Luc Ferry affirmant d’un air péremptoire que la famille c’est « un père et une mère » ou encore l’historien Emmanuel Leroy-Ladurie évoquant le spectre d’une fabrication de pédophiles en chaîne. Et Eric Garnier oppose à cela le courage de ceux qui osèrent d’emblée soutenir les parents homosexuels : Dominique Strauss-Kahn et Roselyne Bachelot.
Notons aussi combien furent précieux, durant cette période, les travaux de sociologues, anthropologues et historiens qui contribuèrent à éclairer l’opinion sur une question centrale : comment les homosexuels sont-ils passés, au tournant du siècle, d’un rejet de l’ordre familial à un désir de s’y intégrer ? Parmi les réponses, on retiendra l’idée que la famille est désirable et qu’une fois l’homosexualité dépénalisée, autour des années 1980, les homosexuels n’avaient plus aucune raison de disjoindre, comme ils l’avaient fait auparavant, l’amour pour le même sexe et la volonté d’avoir une descendance.
Par ailleurs, comme la famille est un fait universel qui témoigne du passage de la nature à la culture et qui repose sur la prohibition de l’inceste, laquelle conditionne l’échange entre des partenaires (exogamie) et la possibilité d’une filiation (descendance), rien ne s’oppose à ce que, dans des conditions historiques et scientifiques nouvelles, les partenaires soient du même sexe. Et, de même, rien ne s’oppose à ce que ces partenaires, fertiles ou infertiles, se séparent (divorcent) après avoir été unis. A cet égard, l’entrée des homosexuels dans l’ordre familial n’est pas un phénomène « contre-nature ». Elle indique au contraire que la famille, sous ses multiples aspects, a un solide avenir devant elle, qu’elle soit conjugale, recomposée, homoparentale, monoparentale ou encore adoptive : avec ou sans gestation pour autrui (GPA, mères porteuses), avec ou sans procréation médicale assistée (PMA).
Dans le genre sottisier, Éric Garnier relève que la palme revient aux psychanalystes. Au nom d’une psychologie oedipienne de bas étage, nombre d’entre eux se lancèrent dans une croisade indigne, comparant les homosexuels à des eugénistes ou à des insensés cherchant à briser la sacro-sainte « loi du père » pour engendrer des générations de psychotiques « symboliquement modifiés ».
On comprend alors pourquoi Martine Gross, ancienne présidente de l’APGL, victime des quolibets des psychanalystes et auteur d’un ouvrage militant, Choisir la paternité gay, a pu soutenir l’idée de soumettre les familles homoparentales à des expertises psychologiques visant à prouver qu’elles seraient aussi « normales » que les autres. Quand on sait que les enfants d’homosexuels sont, pour la plupart, issus d’un milieu socialement privilégié et que leurs parents, soucieux de « normalité », ont toujours fait preuve envers eux d’une attention soutenue, on peut imaginer que les résultats de ces enquêtes sont positifs. Peut-être serait-il préférable d’abandonner le principe même d’une évaluation de la condition humaine ?
La parenté est donc une construction sociale et humaine. Et c’est dans cette perspective que Sophie Nizard, sociologue des faits religieux et proche de Martine Gross, analyse, dans Adopter et transmettre, la question de la filiation adoptive dans le judaïsme contemporain. On sait que selon la loi rabbinique, instaurée au IIe siècle, tout enfant né d’une mère juive est considéré comme juif. Aussi la filiation adoptive n’est-elle autorisée chez les juifs que si l’enfant né d’une mère non juive est converti avant d’être adopté.
Partant de là, Sophie Nizard étudie des situations multiples qui ressemblent autant à celles des homosexuels qu’à un condensé d’histoires juives, issues de la mémoire de la Shoah. Ainsi dresse-t-elle un portrait émouvant d’un certain M. Meyer, fondateur en 1962, à Strasbourg, de l’association Le Trait d’union. Philanthrope, il se donna pour mission de sauver tous les enfants juifs en danger, allant jusqu’à convaincre des femmes de ne pas recourir à l’avortement en cas de grossesse non désirée. Grâce à son action, les enfants abandonnés, dont il transmettait l’histoire, ne souffraient d’aucune carence avant d’être adoptés. Ils avaient trouvé en lui non pas un père de substitution, mais un « maître de la parenté. » La sociologue montre aussi que la question de la ressemblance est toujours essentielle. Et, quand on les cherche on les trouve, au point que des parents s’amusent quand on affirme devant eux que leurs enfants adoptifs leur ressemblent.
« En coupant la tête du roi, disait Balzac, la Révolution a fait tomber la tête de tous les pères de famille. » Ce régicide légal contribua à l’avènement d’une société qui ne cessa, tout au long du XIXe siècle, de déconstruire l’autorité du pater familias. La famille contemporaine, égalitaire, conflictuelle et névrosée, en est l’aboutissement. Et l’on sait bien que plus jamais ne reviendra ce temps où l’on pensait que le père de droit divin était le véhicule unique de toute ressemblance psychique et charnelle. Tel est le message des études contemporaines sur la famille. N’en déplaise à ceux qui rêvent, périodiquement, et à coups d’anathèmes, d’une restauration caricaturale de l’ordre ancien.
Signalons, de Martine Gross, la parution en poche de Qu’est-ce que l’homoparentalité ?, Petite bibliothèque Payot, 250 p., 7,50 €.
– Eric Garnier. L’Homoparentalité en France. La bataille des nouvelles familles, Ed. Thierry Marchaisse, 350 p., 19 €.
_ L’auteur étudie les étapes de la lutte des homosexuels pour faire reconnaître, depuis trente ans, leur droit au mariage et à la parenté. On trouvera en outre dans cet ouvrage un panorama des réactions hostiles à ces luttes, insultes et arguments insensés souvent émis par des intellectuels et des politiques. Édifiant.
– Martine Gross. Qu’est-ce que l’homoparentalité ?, Petite bibliothèque Payot, poche, 250 p., 7,50 €.
– Martine Gross. Choisir la paternité gay, Erès, 290 p., 25 €.
_ Militante et fondatrice de l’Association des parents gays et lesbiens, Martine Gross explore les motivations, les doutes et le vécu d’hommes devenus pères dans des conditions difficiles. À travers leurs récits, on découvre comment s’est constituée une communauté hors norme unie en un même désir de lier une inclination sexuelle et la volonté de fonder une famille.
– Sophie Nizard. Adopter et transmettre. Filiations adoptives dans le judaïsme contemporain, Ed. de l’EHESS, « En temps et lieux », 238 p., 20 €.
_ À partir d’une étude serrée, l’auteur montre, à travers le phénomène de l’adoption, comment la parenté se construit autant par une quête des origines et de l’identité des parents et des enfants que, dans le cas particulier des filiations juives contemporaines, par la transmission d’une mémoire où se croisent différents récits de vie et de mort.
« Quand l’homosexualité était synonyme de vice, de maladie, qu’il fallait soigner par tous les moyens, il était impensable pour de tels « malades » de se projeter comme des parents potentiels. Parer au plus pressé était le seul viatique: essayer de vivre, rester entre soi. Les enfants? Et si on (…) ne leur offrait que la perspective d’une vie aussi rude que la nôtre? (…) Et cette époque n’est pourtant pas bien lointaine. (…) Il faut se remémorer les mots de Diderot : « Tout ce qui est, ne peut être ni contre ni hors nature. » »
_ L’Homoparentalité en France, page 47.
« Certains veulent être des parents ordinaires (…) et s’entourent de gens qui les considèrent ainsi. Ils ont constitué une famille selonla représentation traditionnelle: un couple stable avec enfants. D’autres peuvent avoir conscience de défier les valeurs hétéronormées. Pour certains, le droit à l’indifférence est l’objectif le plus urgent, pour les autres il s’agit d’être des pionniers en tant que pères gays. La plupart maintiennent un délicat équilibre entre ces attitudes. »
_ Choisir la paternité gay, page 12.
« Que sait-on des parents de naissance ? Dans de nombreux entretiens, s’élabore la construction d’une origine acceptable de l’enfant et de sa génitrice et en même temps une disqualification de la mère qui abandonne son enfant, pour pouvoir envisager la substitution. Deux situations extrêmes mettent symboliquement face à face deux femmes : l’une a un enfant qu’elle ne souhaite pas garder, l’autre désire à tout prix un enfant quelle ne peut pas « fabriquer » par la procréation. L’adoption permet une substitution de l’une par l’autre. »
_ Adopter et transmettre, page 127.