Les psys français n’ont plus le moral. Alors que la souffrance sociale, affective ou mentale pousse des patients de plus en plus nombreux dans les cabinets des thérapeutes, les «confidents du mal de vivre» traversent eux-mêmes une crise profonde d’identité. Tiraillés entre des conceptions de plus en plus divergentes de leur métier et des théories auxquelles ils se réfèrent, les psychiatres, les psychanalystes et les psychothérapeutes sont en proie aux doutes et aux confrontations. Le petit monde de la santé mentale, d’ordinaire feutré et secret, est devenu un champ de bataille où fusent les invectives, les accusations, les procès en sorcellerie et les coups bas. Témoin de ce malaise, l’avalanche de livres publiés récemment contre la psychanalyse, la discipline reine qui dominait jusque-là toutes les autres et constituait leur référence commune. Lancé à grand bruit comme un impitoyable dossier dénonciateur, Le Livre noir de la psychanalyse (les Arènes) est une attaque au vitriol de l’œuvre de Freud et de ses héritiers, accusés de charlatanisme et d’abus de pouvoir. Rédigé par une éditrice assistée d’un historien et de trois thérapeutes comportementalistes violemment antifreudiens, il qualifie la France de pays «fossilisé», l’un des derniers au monde où la psychanalyse fait encore recette, et passe en revue tous les abus, dérives et mystifications dont celle-ci se serait rendue coupable (lire l’interview d’Elisabeth Roudinesco). Cette attaque n’est pas isolée. Plusieurs autres pamphlets contre la théorie de l’inconscient ont fait récemment leur apparition à la vitrine des librairies. Comme celui de Michel Tort, psychanalyste et professeur à Paris VII, Fin du dogme paternel (Aubier), qui remet en question la domination masculine et la figure du père érigée par Freud et Lacan. Ou celui du philosophe Didier Eribon, Echapper à la psychanalyse (Léo Scheer), qui mène une charge contre le pouvoir normalisateur de la théorie freudienne envers les homosexuels et l’homoparentalité. Dans un registre plus idéologique, citons encore Mensonges freudiens (Mardaga), de Jacques Bénesteau, psychologue au CHU de Toulouse, qui présente la psychanalyse comme «une prodigieuse rhétorique de désinformation». S’indignant d’un passage de cet ouvrage qui laisse entendre que Freud aurait contribué à alimenter l’antisémitisme en Autriche avant la Seconde Guerre mondiale, l’historienne Elisabeth Roudinesco a été attaquée en diffamation pour avoir publié dans Les Temps modernes une critique du livre où elle soulignait les relations de l’auteur avec la nouvelle droite et le Club de l’Horloge. Ces derniers ont perdu le procès, et Bénesteau ne fait pas appel. «La psychanalyse a toujours fait l’objet de critiques plus ou moins légitimes, voire de franches hostilités, remarque Jacques Sédat, secrétaire du groupe de contact qui fédère la plupart des écoles analytiques françaises, mais on est passé récemment à un autre registre: celui des règlements de comptes et des procès d’intention.» Après une longue période d’hégémonie, les explorateurs de l’inconscient se voient aujourd’hui concurrencés par une nouvelle école de pensée venue des Etats-Unis, celle des adeptes des thérapies comportementales et cognitives (TCC), qui prônent une approche rationaliste et pragmatique de la santé mentale. Longtemps larvé, cet affrontement entre deux conceptions irréconciliables du psychisme a pris récemment la tournure d’un affrontement ouvert qui divise toute la communauté psy.
Serait-ce la fin de l’âge d’or de la psychanalyse? Depuis la fin de la guerre, les concepts forgés par le médecin viennois ont profondément marqué la psychiatrie, comme la société tout entière. Après avoir séduit les intellectuels et les artistes (notamment les surréalistes), la psychanalyse s’est imposée en France à partir des années 1960, où elle commence à être enseignée dans les universités, avant d’envahir la littérature, les médias, les discours politiques et le langage courant. Confortés par la découverte des neuroleptiques, qui permettent, à partir de 1952, de sortir les «fous» des asiles, les psychiatres cherchent alors à concilier la médecine avec les sciences humaines et s’en emparent avec enthousiasme. Le paradigme freudien leur fournit un cadre théorique et pratique qui donnera naissance à la psychiatrie dite «humaniste», dont les principes ont servi jusqu’à ces dernières années de référence à tous les professionnels de la santé mentale. Cette école considère que les symptômes ne traduisent pas forcément la réalité du trouble mental et cherche à appréhender le malade dans son contexte global, en prenant en compte son histoire personnelle et familiale à travers une relation thérapeutique d’écoute et de compréhension. La fréquentation des divans devient une étape incontournable pour les étudiants en psychiatrie qui, une fois formés, se retrouvent souvent eux-mêmes analystes.
Mais, depuis la fin des années 1980, ce modèle humaniste a été mis à mal par des impératifs de gestion et par de nouvelles conceptions de la maladie mentale fondées sur des critères d’efficacité et de rentabilité. Sous prétexte de poursuivre le mouvement antiasilaire initié après guerre, et par souci d’économies, les gouvernements successifs, de droite et de gauche, ont décidé de réduire de façon drastique les services psychiatriques dans les hôpitaux, désormais réservés aux patients les plus lourds ou en crise, et de traiter les autres malades dans des dispensaires, des hôpitaux de jour ou des appartements thérapeutiques. Une réforme des études médicales est lancée, qui ramène les psychiatres égarés dans les sciences humaines dans le giron de la médecine. Les différents plans de santé mentale élaborés ces dernières années prévoient la disparition de 40% d’entre eux d’ici à dix ans et le transfert d’une partie de leurs compétences aux professions paramédicales (infirmières, psychologues, travailleurs sociaux), qui seront chargées du contact avec les malades, pendant que les psychiatres se cantonneront au rôle de superviseurs ou de coordinateurs des soins.
«Le problème, c’est que ces structures alternatives qui devaient accueillir les malades en ville ont été oubliées, remarque Hervé Bokobza, psychanalyste et président de la Fédération française de psychiatrie: 3 000 places seulement ont été créées, alors qu’on a supprimé dans le même temps 30 000 lits d’hôpital. Résultat, les patients se retrouvent souvent à la rue, clochardisés, ou dans les prisons. A Paris, 40% des SDF sont des malades mentaux.» Le psychiatre Edouard Zarifian partage son amertume: «Les listes d’attente s’allongent à l’hôpital comme dans les cliniques et les cabinets privés; on réduit les moyens des psys tout en leur demandant de prendre en charge toute la misère sociale. Le malade devient un ‘‘usager », un ‘‘consommateur de soins » dont le traitement s’apparente de plus en plus à la gestion des stocks.» La plupart des hôpitaux psychiatriques ont ainsi mis en place un «programme médicalisé du système informatique» qui consiste à coder la pathologie de chaque patient selon une nomenclature précise qui définit la durée du séjour et la thérapie. On voit mal dans ces conditions comment les principes d’écoute bienveillante prônés par les psychiatres français d’après guerre pourraient perdurer.
Parallèlement à cette rationalisation gestionnaire, on a vu apparaître dans les années 1980 un nouveau courant de pensée ouvertement antipsychanalytique en provenance des Etats-Unis, qui a redéfini la notion même de maladie mentale pour la remplacer par celle de «trouble». Une mutation qui s’est traduite sous la forme d’une sorte d’annuaire des comportements pathologiques: le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM). Elaboré par l’Association américaine de psychiatrie afin de donner un langage commun aux praticiens et de faciliter l’évaluation de nouveaux médicaments par des laboratoires pharmaceutiques, il répertorie des listes de symptômes où toute référence à l’inconscient, aux névroses ou à l’histoire personnelle des patients est éliminée. «En médecine, cela reviendrait à comparer tous les symptômes digestifs sans tenir compte des maladies qui y correspondent», persifle Roland Gori, psychanalyste et professeur de psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille. Régulièrement remanié, le DSM a fini par s’imposer dans le monde entier comme une référence incontournable pour tous les professionnels de la santé mentale. Mais sous l’apparence de critères objectifs, il donne en filigrane une notion de la normalité en réalité fortement influencée par des considérations idéologiques. La première édition mentionnait ainsi l’homosexualité comme un «trouble de la sexualité», définition qui a finalement été retirée à la suite de plaintes des associations gays américaines.
Considéré par les psychanalystes comme une machine de guerre antifreudienne, le DSM a servi de point d’ancrage à tout un mouvement «scientifique» qui cherche à aborder les troubles psychiques comme des maladies organiques, en s’appuyant sur la biologie, la génétique, la neurologie ou l’imagerie médicale. Des psychologues américains favorables à cette approche ont mis au point de nouvelles formes de cure fondées sur les théories de l’apprentissage et du conditionnement: les thérapies comportementales et cognitives (TCC). Plutôt que de chercher l’origine hypothétique de la souffrance dans le passé ou l’inconscient du malade, elles visent à modifier ses comportements et ses habitudes de pensée par des exercices pratiques et des mises en situation. En schématisant, il s’agit d’apprendre au patient phobique des araignées à apprivoiser progressivement les insectes qui le terrifient. Les TCC ont l’avantage d’être brèves et de ne pas coûter cher: le traitement se limite en général à une quinzaine de séances, ce qui explique leur succès aux Etats-Unis. Cette école a commencé à s’implanter à partir des années 1990 en France, où ses praticiens sont encore relativement peu nombreux (environ 500), mais où leur influence n’a cessé de s’étendre, notamment dans les universités. «On assiste depuis quelque temps à une prise de pouvoir des cognitivistes dans les départements de psychologie comme en psychiatrie, dénonce Roland Gori. Les critères de recrutement des enseignants, qui s’appuient sur des publications dans des revues scientifiques agréées, ont été modifiés en leur faveur: aujourd’hui, seuls sont pris en compte les articles dans des journaux « biologisants », la plupart anglo-saxons, alors que ceux estampillés sciences humaines sont ignorés. Le freudisme est devenu politiquement incorrect, et les étudiants qui entreprennent une psychanalyse le font en catimini, car c’est très mal vu.» Cette influence grandissante des cognitivistes commence pourtant à irriter: le Syndicat national des psychologues vient d’envoyer une lettre de protestation aux présidents d’université pour dénoncer la mise à l’écart des candidats aux concours se référant à la psychanalyse.
Méprisant les thérapies freudiennes, qu’ils jugent verbeuses, coûteuses et inefficaces, les adeptes des TCC sont en retour vilipendés par les analystes, qui les accusent d’entretenir l’illusion d’une guérison à moindres frais en pratiquant des reconditionnements aux résultats superficiels ou transitoires. «L’analyse est un processus qui s’adresse surtout aux gens relativement bien portants, dans le cadre de ce qu’on appelle le développement personnel, estime Christophe André, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne dans une unité de thérapie comportementale et cognitive. Mais elle n’aide pas un phobique à retrouver une vie normale ni un déprimé à sortir de son isolement. Notre boulot, c’est d’aider les gens qui souffrent; il ne s’agit pas de formater les individus, mais de les rendre libres. Je ne vois pas en quoi une approche scientifique de la maladie mentale serait synonyme de déshumanisation.» Christian Vasseur, psychanalyste et président de l’Association française de psychiatrie, réplique que les TCC se réduisent à de la suggestion: «Les comportementalistes proposent des traitements codifiés, comme la guérison de la boulimie en 15 séances, mais le résultat à long terme est forcément un échec: ce qui est à l’origine du symptôme n’est pas abordé. Ces thérapies apportent des réponses toutes faites, alors que l’analyse pose les vraies questions. Le plus désolant, c’est qu’aux Etats-Unis, où ce courant est né et s’est imposé massivement, les psychiatres en reviennent.»
Pendant longtemps, les deux courants se sont contentés de s’ignorer. Mais la publication, en février 2004, d’un rapport de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) qui visait à évaluer l’efficacité des psychothérapies a mis le feu aux poudres. Réalisé à partir d’une compilation d’études publiées dans la littérature scientifique internationale, il comparait les mérites respectifs de trois types de cure: analytique, familiale et comportementaliste, et concluait à la supériorité de ces dernières. Qualifié de mal ficelé et de tendancieux par de nombreux spécialistes – et pas seulement des analystes – il a finalement été désavoué par l’ancien ministre de la Santé, Philippe Douste-Blazy, après une campagne virulente menée par Jacques-Alain Miller, gendre de Lacan. Il se trouve qu’un des responsables de cette étude, Jean Cottraux, est aussi un des auteurs du Livre noir de la psychanalyse… A la même époque se tenait au Parlement un débat houleux sur le contrôle des psychothérapeutes, profession sans statut précis que le gouvernement a voulu réglementer pour protéger les patients de l’influence des sectes et des charlatans. Après moult tergiversations, une loi modifiant le Code de la santé publique a finalement été votée en août 2004, qui leur impose une formation en psychologie clinique. Mais les psychanalystes ont obtenu d’y échapper. Les deux affaires ont déclenché des prises de bec mémorables entre comportementalistes et analystes en laissant des rancœurs qui ne sont pas près de s’effacer. Et les escarmouches continuent sur d’autres terrains. Comme celui du traitement de l’autisme, où l’opposition est particulièrement marquée entre les tenants d’une approche «humaniste» et le courant biologisant, qui attribue à la maladie des causes purement organiques, alors qu’une double approche reste d’autant plus nécessaire qu’il existe plusieurs formes d’autisme. En juillet dernier, quatre associations de familles d’autistes ont saisi le Comité national d’éthique en dénonçant les traitements psychanalytiques «obsolètes et abandonnés depuis de nombreuses années aux Etats-Unis» et en demandant qu’on leur donne accès aux «projets thérapeutiques intégrant les données de la psychologie cognitive et comportementale».
Cette guerre entre les soigneurs de l’esprit n’est pas sur le point de se terminer. Un an après le vote de la loi sur les psychothérapeutes, le ministère de la Santé est toujours en train de peaufiner les décrets d’application – difficiles à rédiger puisque deux des alinéas de la loi sont contradictoires – qui devront définir par qui et comment ces praticiens seront formés à la psychologie clinique. Un marché juteux en termes de crédits et d’influence. Dans les cabinets feutrés des psys des deux bords, on affûte déjà les couteaux…