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2 mai 2008

La joie c’est quand nous apprenons quelque chose vraiment Daniel Ramirez

Daniel Ramirez

À PROPOS DE SPINOZA, ENCORE

Nous avions annoncé une contribution de Daniel Ramirez, notre philosophe à nous, passionné lui aussi de Spinoza. Nous n’avons pas été déçus d’attendre. Voici du grain bien moulu à accomoder et déguster en ces périodes de congés de Mai, le mois le plus beau, pas seulement à cause de Marie mais des ponts. Ah ! les ponts de Mai ! dansez-y dansez-y, vivre est difficile, puisque aussi précieux que rare, et danser avec la vie, par les temps qui courent dans tous les sens et pas forcément les bons, peut mériter d’avoir fait encore un tour de valse sans coupure ontologique avec le somptueux monisme rebelle de Spinoza. Daniel Ramirez nous livre quelques clés supplémentaires pour accéder à son œuvre, qu’il en soit ici remercié et que le plaisir soit avec vous !

Philippe Grauer


Je m’accorde avec Jean-Luc Marion en cela que Spinoza est parfaitement anachronique (il dit « extra-territorialité an-historique », ce qui est plus élégant) et qu’en grande partie c’est aussi la raison de sa contemporanéité. Je crois qu’il est particulièrement pertinent pour la pensée d’aujourd’hui. Pas forcément pour la philosophie mais pour la science (voir par exemple les neurosciences(1) ). Et en cela je ne tombe d’accord que partiellement avec J.-L. Marion car s’il est, en effet, aristotélicien, c’est aussi en vertu de cela qu’il est plus contemporain que des penseurs de la lignée des Platon, Descartes, Kant. Car Aristote — et Spinoza, considéraient par exemple l’âme et le corps comme indissolubles.

Chez Spinoza c’est encore plus fort : l’âme c’est le corps lui-même, dans la mesure où il se pense. Également, Dieu c’est la Nature elle même, en tant que créatrice : Natura naturans. Il n’y a pas de coupure ontologique. L’homme n’est pas un empire dans un empire, il est inséré, il est un être naturel et pensant, mais évidemment pas le seul. À ce titre il ne connaît pas tout, ni de la nature ni de lui-même, ni des causes de ses désirs (possibilité de l’inconscient, ce que Raphaël Küntsler appelle la pensée du délire). Donc pensée du corps, de ses puissances et de l’être incarné bien avant Sartre et Merleau-Ponty, pensée de l’inconscient avant Freud, pensée de la vie et de l’instinct de survie (conatus) avant Darwin, pensée de l’évolution créatrice avant Bergson, pensée de l’infini avant Levinas.

Bien sûr, ces rapprochements sont inexacts, comme tout anachronisme, mais tentants. C’est pourquoi Spinoza fascine. Mais aussi par sa philosophie de la joie et de la sérénité. Il est vrai que nous ne savons pas si l’homme est réellement capable (plutôt non, comme le suggère J.-L. Marion) de ne penser à rien de moins qu’à la mort, ou de se considérer comme éternel. Mais avouez que cela a de l’allure d’essayer au moins, au lieu de se complaire ou de s’apitoyer dans une pensée de la mort et de la finitude. « Ne pas rire, ne pas pleurer, mais comprendre », face à l’ignominie, ou face à l’horreur, c’est particulièrement décalé et pour cela même, je crois, précieux. Des définitions comme celle de la joie : « une passion par laquelle l’esprit passe à une plus grande perfection(2) » , c’est-à-dire la joie c’est quand nous apprenons quelque chose vraiment, lorsque nous grandissons, lorsque nous nous améliorons.

Ce que je n’ai jamais vraiment avalé, ou compris (avec Spinoza, on ne termine jamais, c’est bien vrai) c’est sa conception de la liberté sans libre-arbitre, la liberté comme la faculté d’accepter le déterminisme, de dire oui ; l’idée que nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes de nos désirs et de nos actions. Je crois que là Spinoza manquait d’un instrument méthodologique, la phénoménologie. Si bien la liberté est intentionnelle et située et non indifférente et dégagée du monde comme le pensait Descartes, elle est aussi possibilité de dire non, comme lui-même Spinoza l’a fait, non au régime autocrate des Orange, non à l’assassinat politique, non à la tyrannie, non à la superstition et à l’obscurantisme.

Tout cela c’est la liberté. Spinoza, le sage, le prudent (caute) était un des personnages les moins récupérables de l’histoire de la pensée. Il a refusé argent, pouvoir et notoriété ; qui de nos jours le ferait ? En cela aussi, et non pas seulement comme « complément idéologique », tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza, chaque fois qu’il se veut libre, non pas frileux, ni chien de garde ni fonctionnaire de la pensée, mais serviteur de l’esprit, amoureux de la connaissance, chercheur d’élévation, visant rien de moins que ce qui est supérieur à tout. Le seul esprit que lui est comparable, c’est Nietzsche (qui le détestait amicalement). Attention, à ces hauteurs-là, les vents soufflent fort.

Je ne résiste pas à la tentation terminer par cette phrase, la dernière de l’Éthique, même si elle est très connue (mais jamais suffisamment méditée), car à mon avis, elle répond à la première phrase de la Métaphysique d’Aristote : « Tous les hommes désirent naturellement savoir (Pantes anthropoi tou eidénai horegontai physei), ce qui le montre c’est la délectation qu’il tirent des sensations.(3)») . La voici, et cela répond aussi à ceux qui pensent qu’il y a des choses trop ardues : « Comment serait-il possible, en effet, si le salut [rien de moins !] était tout proche et qu’on pût le trouver sans grand travail, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare (Sed ommia præclara tam difficilia quam rara sunt. [Aristote {La Métaphysique, livre A1, trad. franç. Tricot, paris, Vrin, 1991, p. 2.-]}) » .

Un dernier mot. Bien que l’édition de référence soit celle indiquée — de Robert Misrahi, indispensable pour son étude et érudition, j’ose en conseiller une autre à tous ceux qui considèrent (et il y a des raisons !) que le système incessant de renvois de Spinoza est vraiment fastidieux et rend la lecture inutilement compliquée : celle de Jean-Pierre Jackson , éditions Alive, Paris, 2000. Toutes les références qui alourdissent le texte et le font ressembler à un « jeu de pierres de verres » à la Hermann Hesse, ont été mises en bas de page, ce qui rend la lecture fluide et la consultation de ses innombrables renvois rapide.

Ce n’est pas pour cela que tout devient simple, mais on n’y peut rien, c’est l’humain qui est en jeu et cela n’est pas simple, c’est l’être et cela n’est pas facile à saisir, c’est Dieu et celui-là non plus n’est pas facile à comprendre.