RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

1 juin 2006

La majorité des auteurs du Manuel de diagnostic des maladies mentales sont liés financièrement à l’industrie pharmaceutique Jean-Michel BADER

Jean-Michel BADER

Le soupçon circulait depuis vingt ans dans le milieu psychiatrique. Mais la preuve vient d’en être administrée par une chercheuse américaine : la moitié des experts psychiatres qui ont participé à la rédaction du plus célèbre manuel de classification diagnostique des maladies mentales (le DSM4 [Quatrième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.]) sont payés par l’industrie pharmaceutique, qui fabrique justement les médicaments utiles dans ces maladies. Lisa Cosgrove, chercheuse à l’université du Massachusetts de Boston, a publié le 21 avril, dans la revue Psycho-therapy and Psychosomatics, le résultat d’une enquête très fouillée sur les liens des experts avec l’industrie : sur les 170 membres des groupes de travail ayant participé à l’élaboration de ce manuel, 95 (soit 56%) ont une ou plusieurs attaches financières avec des firmes. Une enquête révélée jeudi dernier par le New York Times.

Dans certains groupes, comme le panel sur les « troubles de l’humeur », ou le groupe « schizophrénie et autres maladies psychotiques », 100% des experts ont des liens financiers les attachant aux firmes. Depuis vingt ans, le DSM4 est l’objet de critiques renouvelées régulièrement d’une minorité active de psychiatres « classiques ». Ceux-ci accusent l’American Psychiatric Association d’avoir fait disparaître la psychiatrie clinique « au profit de classifications, manifestement non plus basées sur le discours des patients sur leur souffrance, mais plutôt sur l’efficacité des médicaments », estime le Dr Jean-Louis Chassaing, psychiatre à Clermont-Ferrand. « Peu à peu, on a éliminé de ce classement toutes les entités difficiles, comme les formes déficitaires de schizophrénie, qui justement ne répondent pas aux médicaments », ajoute le Pr Edouard Zarifian (CHU de Caen).

Assez récemment, un jeune retraité d’un laboratoire pharmaceutique a expliqué à l’un de nos interlocuteurs que le concept « d’attaques de panique », qui est classé dans le DSM4, avait été spécifiquement élaboré par Donald Klein pour le laboratoire Upjohn qui allait mettre sur le marché le médicament Xanax. Les critiques et les exemples pleuvent : les psychoses maniaco-dépressives sont devenues dans le DSM4 des troubles bipolaires, censés être bien plus fréquents : chaque patient peut ainsi s’approprier ce diagnostic, pour réclamer un traitement à son médecin !

Une bible influente

Or le DSM4 est devenu une bible qui sert notamment lors des conférences de consensus sur les pathologies mentales : il influence donc profondément le mode de pensée, les décisions thérapeutiques et les stratégies de santé publique de la plupart des pays.

Lisa Cosgrove a identifié les membres des panels puis recherché, dans les publications médicales, quels étaient les auteurs qui avaient fait des déclarations de conflits d’intérêt (les revues savantes réclament de plus en plus cette précaution minimale). Elle a également recherché dans des bases de données d’éventuelles participations à des travaux financés par l’industrie.

La chercheuse et ses collègues ont établi que les liens financiers des membres des groupes du DSM4 appartiennent à des catégories très différentes : des simples honoraires aux salaires de consultants, en passant par des paiements en actions industrielles ; les psychiatres peuvent être au conseil d’administration d’une petite compagnie start-up liée à un géant de la pharmacie, ou directement membres payés d’un conseil scientifique d’une firme ; ou recevoir des crédits ou des contrats de recherche.

Le Dr Michael First (Université de Columbia, New York), qui a coordonné le travail de tous les groupes, se récrie : « À aucun moment, à aucun niveau des discussions, l’influence des firmes n’a pu se manifester. » Il en veut pour preuve que les groupes doivent voter à l’unanimité pour passer au niveau supérieur d’intégration au manuel DSM4. Il faudrait donc, selon lui, aller contre le consensus du groupe pour qu’une « taupe » au service d’un industriel fasse valoir le point de vue de son maître. Mais l’argument tombe si les 170 experts ont intégré une vision de la psychiatrie biologique proche des intérêts industriels. Comme en semblent persuadés le psychiatre britannique David Healy (Université de Galles) ou le Pr. Irwin Savodnik (Université de Californie) : ces deux « résistants » sont persuadés que le vocabulaire psychiatrique lui-même est défini par les laboratoires.