Culture, Israël, Déclaration Balfour, Élisabeth Roudinesco, Guido Liebermann, Livre, Palestine, Psychanalyse
Huffington Post, 01/07/2012 – 12:46
L’un des livres les plus surprenants de l’année s’appelle La psychanalyse en Palestine 1918-1948, publié par les éditions Campagne Première et superbement préfacé par Élisabeth Roudinesco, directrice de thèse de l’auteur, Guido Liebermann.
Fils d’un émigré allemand et d’une émigrée d’Ukraine installés en Argentine où la psychanalyse était florissante, Guido Liebermann partit en Israël au début de la dictature militaire du général Videla, puis, cherchant les liens entre le sionisme et la psychanalyse, il vint se former à Paris avant de retourner dans son pays. Par chance, Liebermann déborde de beaucoup les dates indiquées dans le titre, ce qui nous vaut une savoureuse balade sur les rapports houleux entre les différentes couches des aliya, les premières grandes vagues d’immigration en Palestine, qui commencent en 1881 : ce sont des juifs russes chassés par l’antisémitisme de Nicolaï II. A l’époque, survit en Palestine le Yishouv, une très vieille et très pieuse communauté juive, qui bénéficie de la protection ottomane. Deuxième vague, 1905-1914 : les arrivants sont des russes socialistes, et c’est avec eux que s’engage le conflit entre ces militants volontiers athées, fiers d’appartenir au courant de la Haskala, les « Lumières juives », et surtout, profondément laïques. Et ça coince.
Contre les petits nouveaux, ces « mangeurs de cochons », le Yishouv défend farouchement la Kalhouka, c’est-à-dire le partage des financements venus de l’étranger. Les petits nouveaux, eux, combattent ces arriérés qui élèvent leurs enfants en yiddish et en ladino, les deux langues des communautés juives ashekenaze et sefardim. La troisième vague, de 1919 à 1923, fait déferler des militants sionistes de gauche qui fondent les kibboutzim. La dernière grande vague avant la fondation de l’État d’Israël commence en 1933 avec la prise de pouvoir d’Adolf Hitler, et voit débarquer en Palestine, en flux continu, les juifs germanophones chassés par le nazisme. Là commence l’histoire institutionnelle de la psychanalyse.
Que trouvent en Palestine les médecins et les psychanalystes ? Une très ancienne tradition médicale juive connue dans le monde entier, appréciée par les souverains d’Europe comme par les pachas. Mais aussi toute une tripotée de guérisseurs qui peuvent être rabbins ou imams et pratiquent, par exemple, « l’incubation » – on dort toute une nuit lové contre la paroi du tombeau d’un saint, d’un prophète, d’un Juste – ainsi faisait-on en Grèce antique dans les sanctuaires des dieux sur prescription d’Hippocrate. Au réveil, on sait de quoi on souffre, on est en voie de guérison. Formé en Allemagne, Shimon Frankel fut le premier vrai médecin moderne ; fondateur de l’Hôpital juif de Jérusalem, il se fait excommunier parce qu’il a soigné des excommuniés, et meurt dans l’abandon, à Jaffa, en I880, juste avant la première grande aliya.
Le vrai tournant se passe en 1918, lorsque Chaïm Weizmann, représentant l’Organisation sioniste mondiale, est chargé de mener à bien l’établissement d’un foyer juif selon les termes de la déclaration Balfour de 1917. Weizmann arrive avec un thérapeute frotté aux idées de Freud et de Jung, qui restera cinq ans avant de revenir à Londres : Montague David Eder. C’est un intellectuel d’origine lithuanienne, un médecin qui fréquente la Fabian Society. Son travail de fondateur en Palestine s’appuie sur le socialisme et le sionisme ; mais c’est lui qui fait nommer Freud au conseil d’administration de l’Université hébraïque à Jérusalem, lui qui prend soin des psychanalystes juifs, et surtout, qui prend en charge des milliers d’enfants errants, abandonnés, orphelins de guerre. Comme Frankel, il est désavoué. Chassé par la colère du Yishouv, il retourne à Londres.
Le premier des psychanalystes proches de Freud, l’un de ceux qui porte « l’anneau » que Freud donne à ses fidèles, sera Max Eitingon, qui annoncera son départ en I933, pendant les obsèques de Ferenc Ferenczi. La même année, Eitingon fondera la première société psychanalytique de Palestine ; une autre histoire commence, traversée, en Palestine comme plus tard en Israël et comme partout ailleurs dans la psychanalyse, de scissions, de conflits, jusqu’à l’inertie actuelle, peu différente de celle qu’on voit en Europe aujourd’hui. Les commencements sont toujours les plus beaux…