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25 février 2010

La vie sexuelle d’Anna G. Élisabeth Roudinesco

Élisabeth Roudinesco

Élisabeth Roudinesco

Anna G.. Mon analyse avec le professeur Freud. Ouvrage édité sous la direction d’Anna Koellreuteur Wie benimmt sich der Prof.Freud ? Freud eigentlich, traduit de l’allemand par Jean-Claude Capèle, Aubier, 351p, 23 euros.


Comment se comporte-t-il au juste ce prof. Freud ?

Il y a toujours eu dans l’histoire des médecines de l’âme plusieurs manières d’exposer les cas cliniques. Tantôt c’est le thérapeute qui reconstruit une fiction vraie afin de d’éprouver la validité de ses thèses, tout en conservant l’anonymat du patient, tantôt c’est le patient qui rédige son journal de cure : on a alors affaire a un témoignage écrit qui exprime une toute autre vision du déroulement de l’expérience.  

Depuis des décennies, les historiens de la psychanalyse ont, de leur côté, révisé et réécrit l’histoire des patients anonymes en dévoilant leur véritable identité. Et ils se sont aperçu que, bien souvent, cette histoire était très différente de la fiction reconstruite par le thérapeute. Dans ce type de recherche, l’historien donne la parole à un patient sans écriture après avoir retrouvé sa trace dans des archives.

S’agissant de Freud, tous les grands cas originels ont été identifies, commentés et réinterprétés par les historiens. Et l’on sait désormais que les reconstructions du maître viennois – Dora, l’Homme aux loups, le petit Hans, notamment – ne rendent pas forcément compte de la destinée ultérieure des patients traités. Mais pour autant, elles ne sont ni des falsifications ni des affabulations.

C’est à Anna Koellreuter que l’on doit la découverte d’un récit d’Anna Guggenbühl (1896-1982), sa grand-mère, dans lequel se trouvent tout à la fois le commentaire de celle-ci sur sa cure et un verbatim des  interventions de Freud. A l’âge de 27 ans, le 1er avril 1921, cette jeune psychiatre, formée dans le sérail de la célèbre clinique du Burghölzli, à Zurich, se rend à Vienne pour suivre une analyse avec le célèbre professeur, laquelle s’achèvera le 14 juillet.

Fiancée depuis des années avec Richard, un camarade d’études, et ayant eu de nombreuses aventures amoureuses, Anna avait des doutes sur son envie de l’épouser. Son désir s’émoussait, alors même que le mariage était déjà programmé, dans ses moindres détails, par sa famille. Décidée à comprendre les raisons inconscientes de son hésitation, elle quitte ses parents et son travail d’autant plus librement qu’elle souhaite rencontrer celui qu’elle considère comme la plus grande oreille de son époque.

Elle ne sera pas déçue! En virtuose de l’interprétation foudroyante, Freud, après l’avoir  écouté, lui explique qu’à l’”étage supérieur” de sa vie se déploie son conflit avec son fiancée. Pour en comprendre la signification, ajoute-t-il, il faut explorer l’”étage intermédiaire”, qui la renvoie à sa relation névrotique avec son frère, puis l’”étage inférieur” – totalement inconscient – qui concerne sa relation avec ses parents. En d’autres termes, il lui explique qu’elle était amoureuse de son père, qu’elle souhaitait la mort de sa mère et que c’est son attachement à son frère, substitut de son père, qui expliquait sa valse hésitation permanente : “Vos amants sont des substituts de vos frères et c’est pourquoi ils ont tous le même âge alors qu’ils sont moins mûrs.”

Comme toujours, Freud se passionne pour son concept de complexe d’Oedipe. Soucieux aussi de l’avenir de sa patiente, il ne peut s’empêcher de lui donner des conseils d’abstinence qu’elle ne suit guère. Au fil des associations libres – où l’on découvre de fantastiques histoires de masturbation, de chats, de borgnes, de gardeurs d’oies et d’airs d’opéra, etc… -, elle décide d’annuler son mariage, de partir pour Paris et d’épouser Arnold, fameux sculpteur de Brienz (Canton de Berne), qui lui a fait savoir combien il l’aimait. Ils fonderont une famille et resteront unis une vie entière.

La cure s’achève sans que soit explicitée ni le pourquoi ni la raison de cette décision. Cependant, on saisit qu’elle se produit au moment où Freud affirme à Anna qu’elle est sous l’emprise d’un défi lancé à ses parents. Et l’on peut supposer que c’est la levée de ce désir refoulé d’emprise qui la conduit à rompre ses fiançailles et à désobéïr enfin à son père. Celui-ci la poussait à ne pas quitter son fiancé et lui avait demandé un jour : “Comment se comporte-t-il au juste ce professeur Freud? Quand rentres-tu et qu’as-tu decidé concernant R ? Voilà ce que te demande ton papa en t’adressant ses pensées affectueuses.”  

Les meilleurs spécialistes du freudisme germanophone et anglophone ont été convoqués pour commenter chaque mot de ce journal magnifiquement traduit en français par Jean-Claude Capèle : Ernst Falzeder, Karl Fallend, Thomas Aichhorn, John Forrester, Pierre Passett, Juliet Mitchell, André Haynal, Ulrike May, August Ruhs. Chacun d’eux livre une interprétation personnelle du cas, ajoutant au corpus initial une vaste narration post-freudienne, kleinienne, lacanienne ou simplement historiographique. Une passionnante anthologie qui contribue à enrichir les annales de l’histoire de la psychanalyse.

On regrettera que l’éditeur français ait trouvé bon de substituer un titre banal (Mon analyse avec…) à celui de l’édition allemande, qui reprenait le fragment de la lettre adressée à Anna par son père ( Comment se comporte-t-il au juste ce prof. Freud ? ). Notons aussi que le patronyme de l’auteure a été supprimé, que plusieurs contributions ont été enlevées sans être résumées dans la presentation. La bibliographie est défaillante : certains titres devraient être mentionnés en français et d’autres en  anglais. Enfin, il manque à l’ouvrage des notices biographiques concernant les contributeurs, peu connus du public français. Dommage car le document est bel et bien fascinant.


Anna G. extraits des interventions de Freud

p. 50 : “La dernière fois, nous avons vu que vous vous ennuyez, que vous souhaiteriez aimer quelqu’un. Il y a deux voies possibles dans l’analyse : certaines personnes doivent tout faire; les autres, ceux chez qui il y a assez de materiel psychique, affrontent tout dans le psychisme. Si c’est possible, laissez tomber les aventures. Souffrez, supportez la privation, de sorte que tout apparaisse d’autant plus clairement pendant la séance.”

p. 53 : “Il y a tout d’abord la disponibilité intellectuelle, on accepte les preuves de l’inconscient et c’est après seulement qu’on l’admet aussi sur le plan émotionnel, et enfin, en conclusion, viennent s’ajouter encore des souvenirs directs.

L’amour pour votre frère – un amour bien conscient, lui – n’est pas la strate la plus profonde, et c’est pourquoi la conscience de son existence ne sert à rien, vous ne pouvez pas vous en libérer, car il est conditionné à un niveau plus profond.”

P. 60 : “La crainte que vous deviez par la suite contracter un autre marriage, encore plus bête, parce que vous n’en pouvez plus est totalement absurde, car c’est précisément le but de la cure que de vous apprendre à maîtriser cette pulsion et donc que vous puissiez vous marier librement et non par peur de la pulsion. Cette objection rappelle l’histoire du gardeur d’oies et du gardien de chevaux qui s’imaginaient ce qu’ils feraient s’ils gagnaient le gros lot. Le gardien de cheveaux a décrit le palais dans lequel il vivrait alors (…) Le gardeur d’oies a dit qu’il garderait toujours ses oies assis sur le dos d’un cheval.”

Le Monde des livres du 25 février 2010