par Philippe Grauer
Comment parler de l’indicible ? comment dire Auschwitz, devenu le terme emblématique de la mise à mort industrielle, comment présenter au monde, représenter, un des plus grands crimes de tous les temps, et certainement le forfait criminel de masse le plus stupéfiant ? certes au tableau des abominations irreprésentables on peut garder en mémoire des horreurs de masse comparables par leur échelle, telle, en liste non exhaustive, l’esclavage européanisé ayant pris le relai de l’institution africaine déjà en place, responsable en quatre siècles de la mise à mort de pas moins tous comptes faits de 100 millions de personnes en vue de fournir aux Sud des États-Unis la main d’œuvre nécessaire au fonctionnement de "ces camps de travail" racistes dont la malédiction pèse encore aujourd’hui sur la société américaine, la liquidation systématique des indiens des Plaines américains, la liquidation des "aborigènes" australiens, événements liés à la mondialisation colonialiste, et plus spécifiquement le génocide arménien, premier essai très réussi du genre à venir, cité par Hitler à titre d’exemple de suppression systématique d’un peuple à grande échelle, déjà oubliée disait-il, de conception et mise en pratique de l’assassinat de masse d’État. Mais tant la conception que la réalisation de la Shoah la situent dans la catégorie nouvelle de haine génocidaire planifiée en tant que telle.
Le fait est que c’est en tant qu’artiste militant – et militant de gauche, pourquoi hésiter devant ce terme ? que Claude Lanzmann a su concevoir le film qui va donner un nom de vaste ampleur à la Shoah[1], et actionner par un dispositif d’enquête original et une sensibilité intelligente, le témoignage efficace qui rende entendable par nos contemporains et espérons-le par ceux qui viendront après, avec le décalage du travail mémoriel de presque un demi siècle, l’acte de barbarie inédit – au sens propre du terme, inouï (donc inentendable), du nazisme. Il faut parler d’art car seul l’art peut transmuer en or le plomb dont les wagons furent scellés. En or filmique. Voici que le cinéma montre et fait entendre, par une minutieuse enquête sur les traces, l’épicentre infernal de ces capitales de l’horreur que furent les lieux d’opération des Nuit et brouillard dont ne se rescapa qu’une poignée de témoins au récit longtemps inaudible, à la constitution duquel si peu de bourreaux purent contribuer.
Au moment ou Madame Le Pen récidive – merci à elle de l’avoir fait, éclairant de sa blafarde lueur familiale le visage relifté du fascisme qu’elle nous présente aux élections prochaines – récidive donc, en s’efforçant d’exonérer à nouveau le peuple français de la charge d’avoir mis la main à la pâte[2] en diligentant l’horreur du mieux que le pouvait le pouvoir alors en place, il importe d’honorer Lanzmann pour s’être montré à la hauteur, par son art, de la tâche de produire le témoignage qui fait travailler le spectateur, par la grâce du génie du réalisateur devenu davantage que cela, érigeant ainsi un monument incontournable à la mémoire de l’absolue cicatrice du XXème siècle.
[1] Trois termes se concurrencent la désignation, shoah, holocauste, hourban, judaïsant le phénomène, on comprend pourquoi, ce qui gêne la reconnaissance de la dimension tzigane du génocide, par les Roms appelé porajmos. L’Histoire dira comment trouver un mot qui désigne la "chose" comme disait Lanzmann, sans en négliger aucune dimension.
[2] Responsabilité et honte collective à juste titre nommées par le Président Jacques Chirac – qui mettent d’autant plus en valeur le souvenir des milliers de Justes qui s’opposèrent à l’ignominie.
Par Alain Frachon LE MONDE | 17.04.2017 |
Un ouvrage polyphonique où cinéastes, écrivains, philosophes, médecins et professeurs s’efforcent d’assembler l’ADN du réalisateur de Shoah. Ils y arrivent, admirablement.
Sans doute fallait-il s’y mettre à plusieurs pour tirer le portrait de cet homme-là. En général, Claude Lanzmann parle très bien de lui-même. Il a raconté sa vie d’aventures, de combats, de séducteur – enfin, une partie seulement de sa vie – dans un grand livre, Le Lièvre de Patagonie (Gallimard). Cette fois, d’autres parlent de lui dans un ouvrage polyphonique où cinéastes, écrivains, philosophes, médecins et professeurs s’efforcent d’assembler l’ADN du réalisateur de Shoah. Ils y arrivent, admirablement.
On se trompe souvent sur Lanzmann. L’agrégé de philosophie, l’ami de Sartre, le directeur des Temps modernes intimide. L’auteur du film qui a su ramener au présent, restituer, ré-incarner ce qu’a été le crime nazi impressionne. L’homme qui a choisi la résistance encore adolescent et qui fut de tous les combats anticolonialistes suscite l’admiration. Celui qui dit sa passion d’Israël mais sait aussi filmer la colère des Palestiniens au checkpoint est un modèle de journalisme subjectif-objectif. On cherche un intellectuel, un polémiste, un homme engagé, un habitué des pages « opinion » des journaux.
Il y a cela chez Lanzmann. Mais ce n’est peut-être pas l’essentiel. Derrière cette bonne tête à la Gabin – pommettes hautes, sourcis épais, sourire au bord des lèvres en contrepoint de la mine renfrognée du premier abord –, il faut chercher autre chose. Il faut abandonner le « sérieux français », le stéréotype de « l’intello parisien existentialo-gaucho ». L’œuvre de Claude Lanzmann – articles, livres, films – ne rentre pas dans ce cadre-là. Il faut l’approcher en commençant par cette vérité, que le livre rend bien : Lanzmann est d’abord un artiste, un grand artiste.
Olivier Todd reproche à notre époque de tout surpolitiser : il importerait plus de savoir si Camus ou Sartre étaient « de gauche », et de la « bonne » gauche, que de les lire pour ce qu’il furent – « des artistes, des artisans du mot ». Fou de la langue, de l’agencement des mots en quête d’intelligence, Lanzmann a du Bossuet et du Hugo dans la tête.
Fou d’images, de plans-séquences, de montages, il a des films plein les yeux – du Tarantino et du Eisenstein, du Melville et du Huston – et il parle admirablement des comédiens – de Belmondo à Mitchum, de Perrier à Bogart. Il y a ainsi une grande liberté, une légéreté, beaucoup de joie de vivre chez cet homme qui a passé douze ans à recomposer la machine à tuer nazie. Complexité lanzmanienne : attrapeur de vie et conteur de la mort en série.
À la mi-janvier, Claude Lanzmann a perdu le fils qu’il a eu avec le docteur Dominique Lanzmann-Petithory. Brillant normalien, sportif, grimpeur de montagnes, le jeune homme est mort d’un cancer, après une longue bataille dont il tenait le journal et que publie le dernier numéro des Temps modernes (janvier-mars ). Il s’appelait Félix, il avait 23 ans. Ce livre lui est dédié.