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9 mai 2010

Le crime de M. Onfray ? Avoir suggéré que Freud n’était pas de gauche Mikkel Borch-Jacobsen

Mikkel Borch-Jacobsen

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Le crime de M. Onfray ? Avoir suggéré que Freud n’était pas de gauche
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Quel est donc le crime de Michel Onfray, qui lui vaut aujourd’hui d’être traité dans la presse et sur Internet de  » fou raisonnant  » (René Major), de  » révisionniste « , de  » néo-paganiste antijudéochrétien « , de  » masturbateur « , de personnage douteux  » projetant sur l’objet haï – c’est-à-dire Freud – ses propres obsessions – les juifs, le sexe pervers, les complots  » (Elisabeth Roudinesco) ? Est-ce d’avoir pris au sérieux, dans son dernier livre, les travaux d’historiens de la psychanalyse montrant à quel point Freud a manipulé ses données cliniques, trompetté des résultats thérapeutiques imaginaires, fait silence sur ses dettes intellectuelles ?

Il semblerait que non, car on nous assure de toutes parts que tout cela était connu depuis belle lurette – ce qui bien sûr dispense une fois de plus d’en débattre sérieusement, comme à l’époque d’un certain Livre noir de la psychanalyse. Mais pourquoi alors tout ce bruit ?

Le véritable crime de Michel Onfray est d’avoir suggéré, lui un homme de gauche, que Freud n’en était pas un. Cela est proprement intolérable pour une génération intellectuelle habituée à considérer Freud comme un penseur progressiste, et c’est ce qui vaut à Onfray d’être dépeint, contre toute vraisemblance, comme un suppôt de l’extrême droite.

Pourtant, il suffit de lire sans oeillères les écrits  » politiques  » de Freud des années 1920-1930, notamment Psychologie des masses et analyse du moi, pour s’aviser qu’Onfray ne fait qu’énoncer une évidence. Reprenant à son compte la Psychologie des foules de Gustave Le Bon, dont on sait à quel point elle a influencé Mussolini et Hitler, Freud y décrit la société comme une  » masse  » d’individus suggestibles, soudés dans un amour unanime pour un  » meneur  » (Führer) hypnotisant, mis à la place de leur  » idéal du moi  » :  » La masse veut toujours et encore être dominée par un pouvoir illimité, elle est au plus haut degré avide d’autorité, elle a, selon l’expression de Le Bon, soif de soumission. « 

Contrairement à ce qu’on lui a fait dire ici ou là (ce fut entre autres la thèse de Lacan), Freud n’a nullement critiqué la  » psychologie des masses « , convaincu qu’il était, au contraire, d’y trouver l’essence même de la société.

Cela ne signifie pas, bien entendu, que Freud ait été un fasciste, mais à tout le moins – et sur ce point Onfray a tout à fait raison – que rien dans sa pensée politique ne lui permettait de résister efficacement au fascisme. Le montrent suffisamment sa consternante naïveté politique dans la tourmente des années 1930, son soutien passif à l’austro-fascisme de Dollfuss, son vain espoir que Mussolini protège l’Autriche contre Hitler et enfin ses coupables compromissions avec les nazis en vue de sauver la psychanalyse en Allemagne.

Onfray cite à cet égard une anecdote autour de laquelle semble se cristalliser désormais la polémique. En 1933, Freud reçoit une patiente italienne accompagnée de son père, Giovacchino Forzano, un ami personnel de Mussolini (Forzano dirigeait les films de propagande du Parti national fasciste). Prié par Forzano de dédicacer un ouvrage au Duce, Freud prend un exemplaire de son essai Pourquoi la guerre ? et écrit :  » A Benito Mussolini, avec le salut respectueux d’un vieil homme qui reconnaît en la personne du dirigeant un héros de la culture. Vienne, 26 avril 1933. « 

René Major dans Libération et Philippe Petit dans Marianne s’indignent qu’Onfray ait pris cette dédicace au sérieux et lui reprochent de ne pas avoir compris l’humour bien particulier de Freud. Pour preuve, la mention manuscrite ajoutée par Freud au document de décharge que la Gestapo lui demandait de signer et par lequel il reconnaissait avoir été bien traité par elle avant son départ de Vienne en 1938 :  » Je puis hautement recommander la Gestapo à quiconque.  » Or cette histoire, popularisée par Ernest Jones dans sa biographie de Freud, est entièrement apocryphe. Comme il a été établi depuis maintenant plus de vingt ans, cette mention manuscrite est introuvable sur le document original signé par Freud. Il s’agit donc soit d’une vantardise de Freud, soit d’une invention de son hagiographe, soit encore d’une combinaison des deux.

Philippe Petit, qui accuse Onfray d’accabler Freud  » au mépris des situations historiques « , aurait d’ailleurs pu se demander comment il se fait que la Gestapo ait pris tant de gants avec Freud, un juif dont les nazis avaient brûlé les livres.

La réponse se trouve dans la supplique que Forzano, l’intermédiaire entre Freud et Mussolini, avait adressée à ce dernier le 14 mai 1938, deux jours exactement après l’annexion de l’Autriche par les nazis :  » Je recommande à Votre Excellence un glorieux vieil homme de quatre-vingt-deux ans qui admire grandement Votre Excellence : Freud, un juif.  » D’après Jones,  » Mussolini était intervenu soit directement auprès d’Hitler soit auprès de son ambassadeur à Vienne « , pour que Freud puisse quitter le pays.  » Il s’était probablement souvenu du compliment que Freud lui avait fait. « 

On ne peut que s’en réjouir, bien sûr, mais on se doute bien que Mussolini n’eût pas fait de même s’il avait perçu la moindre ironie dans la dédicace de Freud ou encore dans cette phrase terrible de l’essai que celui-ci lui avait fait parvenir :  » C’est l’une des faces de l’inégalité humaine – inégalité native et que l’on ne saurait combattre – qui veut cette répartition en meneur et sujets. Ceux-ci forment la très grosse majorité ; ils ont besoin d’une autorité prenant pour eux des décisions auxquelles ils se rangent presque toujours sans réserves.  » Est-il besoin de préciser que Führer se dit en italien Duce ?

Mikkel Borch-Jacobsen

Professeur de littérature comparée à l’université

de Washington à Seattle

Auteur du  » Dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse  » (Empêcheurs de penser en rond, 2006)

© Le Monde

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