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31 décembre 2021

Yves Lefebvre, LE SEXE, LE GENRE ET L’ESPRIT. Études psychanalytiques et au delà

présentation de l'ouvrage

par Philippe Grauer

présentation de l'ouvrage

triangle intégratif

Il faut pour comprendre Yves Lefebvre faire le détour par l’Institut orthodoxe Saint Serge, et sa doctrine d’une révolution spiritualiste. Au nom du Père Freud, du Fils Jung et du Saint-Esprit Vergely[1], vous voici encadré dans le signe de croix de l’auteur de La Foi au miroir de la psychanalyse. On connaît bien les deux premiers, le troisième développe une pensée que nous dirons traditionnaliste, d’inspiration orthodoxe, ayant pénétré le mouvement humaniste dans les années 80. Une singularité à articuler au Marcel Gauchet du Désenchantement du monde[2].

tout azimut

Cet ouvrage complexe, écrit dans une langue agréable, touchant à un grand nombre de thèmes de la pensée psy contemporaine, à la lumière de sources spiritualistes variées, donnera à réfléchir à tout le monde, tous horizons confondus.

de l’âme dans un monde sans

Les psychologues peuvent verser dans le scientisme, les psychopraticiens dans les mirages. Le cumul est enregistrable. Cependant on peut oser aborder aux rivages du sacré pour s’orienter en tant que psy dans l’univers marchand déspiritualisé d’une mondialisation véritablement sans âme.

politiquement incorrect

Articulant les trois étages traditionnellement repérés de la pensée méditerranéenne dite occidentale, corps/âme/esprit, Yves Lefebvre nous invite, conjuguant sur le mode intégratif Freud, Jung et certains penseurs spiritualistes, à réfléchir différemment aux idées reçues au titre du politiquement et philosophiquement correct.

décapage

Ça décape, ça acidule, ça déconcerte, ça donne à réfléchir de façon non convenue. Pas si mal pour notre homme tranquille de la psychothérapie relationnelle.

et si on allait voir la petite église ?

Yves Lefebvre pour sa part conjugue tranquillement Freud-Lacan, et Jung, plutôt intégratif que multiréférentiel. Par ailleurs il n’ignore rien d’un autre référentiel, essentiel à notre psychothérapie relationnelle, celle du psychocorporel, qu’il mentionne peu dans son livre, on ne saurait tout mettre dans un seul ouvrage. Au fil de la lecture on passe en douceur du premier, Freud, au second, Jung. Passage souvent délicat, ici comme si de rien n’était. Tout est là. Et parti de là, on atterrit sur la spiritualité Diel-Vergely-Lefebvre[3]. C’est que notre auteur pourrait faire figure de moine orthodoxe post humaniste, qui prêche pour sa paroisse, une paroisse au demeurant non agressive, style petite église grecque au toit bleu au détour du chemin, à moins qu’il ne s’agisse de Saint Julien le Pauvre, discret et attachant édifice à deux pas de Notre-Dame.

« du spirituel en psychothérapie »

Voici la rive et la singularité d’Yves Lefebvre. Dans ces conditions on peut s’équiper de concepts flottants, comme celui de symbolique, plutôt délacanisé, mais pas toujours, puis respiritualisé façon Jung (lui-même penseur complexe dans le domaine, mais tout de même avec un avéré penchant pour le religieux), sans oublier entre autre Annick de Souzenelle, avec vue sur un horizon pouvant frôler le théologal. Le tout sur un mode plus intégratif qu’éclectique. Il nous manque un traité systématique, De la spiritualité en psychothérapie. Comme Raymond Ruyer, l’homme de la gnose de Princeton, auquel se réfère Yves Lefebvre, en avait élaboré l’idée aux années 60.

esprit bien sûr, mais critique

Revenons à notre auteur, à la plume tranquille, insistant sur ses idées biographisées, des idées vécues, nourries à des sources différentes de l’ordinaire. Chacun sa panoplie, et vécue ça parle autrement. Sur le mode de l’essai il nous l’expose avec talent, clairement, simplement. Une profession de foi ça ne se discute pas (mais ça se réfère à l’incontournable Croyances, comment expliquer le monde ? d’Henri Atlan). La vérité (ah ! la vérité !) au midi de la porte marquée Yves Lefebvre. Vous faites son signe de croix et vous voilà bouclé. À l’issue de l’introjection, la digestion, comme on dit en gestalt-thérapie. Je m’y réfère pour me démarquer du champ psychanalytique, histoire de différer. Et si l’on suit Perls, digérer c’est réduire en miettes, trier, évaluer, rejeter, retenir uniquement ce qu’on a jugé bon, assimilation faite. À distinguer de l’introjection dans le processus d’identification freudienne. Autrement dit c’est à vous de réfléchir, de dialoguer, d’examiner. De prendre vos responsabilités intellectuelles. Cela s’appelle l’esprit (sic) critique.

de l’inclusivisme orthographie à Colette Chiland, Paul Diel…

Ceci posé, pendant qu’on y est positionnez-vous sur la question de l’orthographe inclusive. Car notre auteur, lui, exaspéré par le militantisme dogmatique ambiant, le fait. Il parle du neutre en français, et du hiatus entre grammaire et sexualité. À vrai dire la sagesse en matière de langue consiste d’abord à l’observer et décrire ses états successifs plutôt que chercher à la régir (normativisme). Reprenons. Le référentiel « hors du cadre réglementé » pour reprendre l’expression administrative qui régit notre profession en pleine mutation, disons hors les cloutés passages, d’Yves Lefebvre, ne s’arrête pas à son psychothérapisme chrétien. Il comporte l’excellente Colette Chiland, professeur qui influença sa génération d’étudiants en psycho, Paul Diel (mort en 1972), le Diel des cours de traduction des rêves, dont Einstein admire dans une lettre à lui adressée la « conception unifiante du sens de la vie », émouvant autodidacte autrichien passé du camp de Gurs au cadre du CNRS à la Libération, dont l’œuvre se prolonge par l’activité de l’Association de la psychologie de la motivation, et l’Association de psychanalyse introspective. C’est vrai tout ça ne date pas d’hier, mais c’est aussi de mode d’oublier les textes des périodes précédentes. Et plusieurs autres hôtes de marque de l’édifice Lefebvre. Des singularités, un courant, des personnalités remarquables aurait dit Gurdieff[4].

…à la French Theory

Ainsi chemin faisant, abordant la question du Trouble dans le genre, noyau de son sujet, Yves Lefebvre se réfère à la French Theory, à Derrida, dont la déconstruction dé-pensée a envahi jusqu’à la publicité (à quand les bricoles Trucmuche entièrement déconstruit/e.s à la main ?). À vrai dire quel étrange succès que celui de ce concept aux frontières du pataphysique ! concept à visiter, son obscure clarté illumine la French Theory — chacun apportant sa traduction[5]. Celle du Wiki, proche du sens apparu d’abord dans la Grammatologie (un mot venu à Derrida dit-il, au point qu’il a dû aller vérifier au dictionnaire. Va pour déconstruire au lieu de démonter pour abbauen) qui parle de la différance avec le sens des « différentes significations d’un texte [qui] peuvent être découvertes en décomposant la structure du langage dans lequel il est rédigé. » On touche ici, on approche, car toucher c’est encore autre chose, Heidegger et sa pensée directrice, la métaphysique à ruiné le sens originaire de l’être comme d’essence temporelle. Autrement dit, exister, pour un organisme complexe, n’a qu’un temps. Ben oui, dit comme ça, s’exclamerait Yves Lefebvre, toujours clair quant à lui dans son expression !

la prophétie de Vaclav Havel

Revenons à nos moutons lefebvriens, où qu’ils paissassent. En page 84 en contrebas du troupeau, sa note en bas de page énumère le personnel intellectuel de la déconstructivité française et anglo-saxonne — avec une coquille pour Monique Wittig, la pauvre ! la coquille comme lieu de jouissance privilégié du lecteur, l’avoir trouvée reste un bonheur, que nous réserve l’éditeur ayant glissé cette fève dans la pâte textuelle —. Cela se poursuit avec la critique du pour tous du mariage ainsi nommé, discernant dans le mariage, terminologique celui-là, d’une expression communiste et d’un concept bourgeois, la collusion annoncée par Vaclav Havel, réalisée de nos jours par la symbiose du capitalisme et du communisme étatique de la Chine contemporaine. Collusion des valeurs et confusion des idées, la nouvelle Internationale du néolibéralisme contemporain nécessitait sa critique. Yves Lefebvre s’attaque à nombre de nos poncifs. On trouve un panorama des idées courantes en matière de psychothérapie dans cet ouvrage, éclairé par un courant de pensée relativement atypique, qui en fait le piquant et le prix.

l’envers de la tapisserie

Chemin faisant Yves Lefebvre décrit de quel bois il alimente le feu de sa sagesse psychothérapique personnelle. Il soutient bien son propos, auquel il tient. Il est lui-même et le publie. Il n’aime pas la mentalité « à la mode », le politiquement correct américain, la manipulation politique des combats émancipateurs des dérives que met en cause Élisabeth Roudinesco de son côté dans son best-seller sur le narcissisme communautariste. Dérives conduisant à la perte d’âme aux yeux d’Yves Lefebvre. Depuis Paul Tillich[6] la théologie n’est jamais très éloignée du champ de la psychologie humaniste. Avec notre auteur la voici qui revient. Prenons la philosophiquement. Dieu périmé tous comptes faits, cette obstination là par contre continue de compter. Pratiquant le retournement, Yves Lefebvre navré par l’air du temps omniprésent, nous livre pour finir une bouffée d’air protestataire, mais avec l’arrière-goût de références controversables. À moins que, dit-il. À moins que, gnose de Princeton aidant, nous ne distinguions pas que ce qui tombe sous notre regard désolé, et outré, ne serait que l’envers de la tapisserie de l’Histoire. Retour d’optimisme de l’auteur, qui, toujours avec Jung, pense, en une formulation de rattrapage en bas de page, « qu‘il est permis en matière d’évolution de l’humanité de supposer que le positif domine le négatif. »

perversion ou consommation

Sa réflexion sur la politisation et idéologisation de la recherche en sciences humaines s’en prend à la «collusion des valeurs et confusion des idées», où « la différence est niée tandis qu’il est en même temps proposé de l’affirmer[7].» L’indignation d’Yves Lefebvre contre la mode du politiquement correct débouchant logiquement sur la consommation pour tous, son insistance sur l’éthique devant présider à la relation hommes/femmes et non sur des revendications d’une identité contre l’autre, son analyse des « slogans et discours à la mode » avec vue sur une régression soit à la perversion soit à la phase orale orientée consommation, nous mettent en alerte. Face à tout cela l’auteur vous propose de revenir à l’esprit paulinien, renforcé Platon façon ontologie contemplative. En ce domaine intouchable (sacré) mais jamais supprimable, chacun fera comme il l’entend. Il représentant bien entendu un neutre grammatical.

régression à l’avidité orale

Yves Lefebvre expose un point de vue psychanalytique intégratif montrant que le moi est forcément sexué, qu’il y a des homosexualités qu’on ne peut pas dire pathologiques — il explique pourquoi, ce qu’on ne fait pas d’habitude—, et d’autres, qu’on peut dire pathologiques, et il dit également pourquoi, que la déculturation ambiante fait régresser à l’avidité orale pour le plus grand profit du système néo-libéral, et qu’un peu d’éthique dans tout cela serait nécessaire.

une certaine sagesse

Il pense que retrouver une certaine sacralité inhérente à l’humanité comme le montrait Mircéa Eliade constituerait un bon antidote aux dérives contemporaines. Si bien qu’un détour inhabituel par des systèmes de pensée à contre-courant, ou hors courant, du politiquement correct contemporain obligé, joue de la secousse d’un zeste de provocation, en osant évoquer une certaine sagesse du religieux méditerranéen dans un monde qui n’en verrait que l’obscurantisme.


[1] Bertrand Vergely, auteur de Retour à l’émerveillement. Capacité perdue à l’issue de l’enfance, remplacée par l’idéalisme ou le matérialisme, au détriment de la troisième voie, celle de l’Institut de théologie Saint Serge. Opposé au "mariage pour tous", vu comme produit de la "dictature de la confusion".  Avec Obscures lumières — la révolution interdite, s’en prend aux Lumières, ayant conduit à une religion obscurantiste par amalgame avec leur dérives.

[2] Si une expression est devenue à la mode — la bête noire d’Yves Lefebvre, c’est bien le désenchantement du monde ! passé tarte à la crème d’un discours sociologisant bien accordé à la pensée Développement personnel. II faudrait compléter par, du même auteur, Un monde désenchanté ? aux éditions ouvrières, 2004, 253 p. Cf. l’article en ligne de Céline Couchouron-Gurung : https://journals.openedition.org/assr/3947

[3] On touche ici au territoire très particulier du sacré. Nous y reviendrons à une autre occasion. L’intérêt dans le présent ouvrage, réside dans le fait même de se référer à ce courant de pensée, intégrativistiquement.

[4] "Mage" qui fascina avant guerre. Fonda son école pour atteindre, s’appuyant sur le mystique ennéagramme, comme plus tard Oscar Ichazo (Arica, cf. John Lilly, L’œil du cyclone), l’illumination. Tout un courant de l’ultérieur Potentiel humain, se prolongeant de Charles Berner (1968) à Jacques de Panafieu (1975).

[5] Élisabeth Roudinesco l’a compris autrement, ça se déconstruit, interprète-t-elle. Ça se défait pourrait-on dire, car décompose reviendrait à analyse/synthèse.

[6] Mais Tillich, ayant par la suite fondé une sorte de théologie laïque, intellectuellement plus solide.

[7] pp. 86-87.