Le jour même où il continuait d’exercer la pression pour faire passer son fils aux hautes fonctions qu’il a dû refuser en fin de compte, notre président prononçait un éloge sans faille de la méritocratie. Ainsi voici proclamée la reconnaissance d’une orientation en matière de psychiatrie que dément l’ensemble de la politique pratiquée. De quoi y a-t-il lieu de se réjouir ?
Philippe Grauer
27 Octobre 2009
Edition : Contes de la folie ordinaire
Le président de la République, Nicolas Sarkozy dans les salons de l’Elysée ce 21 octobre 2009 a nommé Chevaliers de la Légion d’Honneur Claude Finkelstein et Yvan Halimi. Il est remarquable que la présidente de la FNAPSY, Fédération nationale des associations de patients de la psychiatrie, et le président de la conférence des présidents de Commissions médicales d’établissements psychiatriques, reçoivent conjointement cette haute distinction.
Le jumelage inattendu est symboliquement essentiel en cela qu’il consacre l’égalité du binôme ‘soignant-soigné’, et nous nous étonnons que la presse n’en ait pas relevé à ce jour l’importance innovante.
La valeur symbolique de ces hautes distinctions données conjointement à la présidente des usagers de la santé mentale et au représentant de la psychiatrie nous semble d’autant plus forte, exemplaire et remarquable qu’elle s’inscrit dans une reconnaissance nouvelle donnée au statut d’usager de la santé mentale, et qu’elle fait suite au discours éminemment inquiétant du 2 décembre 2008 condamnant le malade psychique à l’enfermement.
Quand bien même la prudence nous conseillerait de nous méfier des revirements et des manœuvres politiques, il nous semble que le meilleur moyen de ne pas permettre à nos dirigeants de changer à nouveau d’avis est de nous réjouir, de faire connaître largement leur nouvelle position, et d’en apprécier l’intelligence et l’opportunité offerte.
Les mots du Président étaient sincères, humains, reconnaissant d’abord la qualité de ces deux personnes, leur parcours de vie et de profession, chacun courageux et déterminé. Tout aussitôt le propos est devenu fortement symbolique. Symbolique de l’accueil que l’État veut maintenant donner à la pathologie mentale et donc à tous les patients, symbolique de l’accueil que l’État veut donner à la psychiatrie, et donc à tous ses professionnels, ceci en les désignant tous deux comme acteurs étroitement associés l’un à l’autre.
Ainsi le Président de la République a commencé ce 21 octobre 2009 à revenir sur le sinistre 2 décembre 2008 qui avait désigné le malade mental comme possible criminel selon des critères pseudo-scientifiques. Il a redonné aujourd’hui de la densité humaine à son propos en montrant l’attention qu’il portait à la fois aux soignés et aux soignants de la psychiatrie.
Il était émouvant de voir devant le Président de la République, les photos en témoignent, la patiente et le psychiatre se tenant par la main, image forte, en vérité, du soigné et du soignant œuvrant à une même tâche, la tâche de restaurer l’humain dans toute situation ; le soigné et le soignant, comme aimait le dire Édouard Zarifian, l’un de nos rares universitaires à avoir affirmé clairement tout au long de sa vie que la psychiatrie était une ‘médecine de la subjectivité’ et qu’elle méritait une place distincte dans le champ médical.
N’est-il pas tout à fait remarquable que pour honorer patients et psychiatrie le Président n’a pas choisi une seule personne et en la désignant parmi ces grands représentants que sont :
— un grand universitaire (hélas bien peu enseignent la psychothérapie, pourtant base incontournable du soin psychique)
— un grand maitre des classifications des maladies mentales (toutes inexactes et partielles)
— un grand scientifique (la plupart négligent l’humain)
— un responsable d’un grand laboratoire pharmaceutique (réduisant l’humain à une molécule)
— un grand comportementaliste, un grand psychanalyste, un grand acteur du handicap psychique (ils n’ont chacun qu’une vue partielle de la vie et des souffrances psychiques)
Non le Président n’a choisi aucun de ces grands personnages, mais deux personnalités ‘élues par leurs pairs’, traduisant ainsi la dimension politique singulière de cette nomination choisie pour traiter de la psychiatrie.
Le Président a placé au devant de la scène publique ce 21 octobre 2009 d’une part (commençant par elle) une personne qui souffre, en soulignant que ce vécu de souffrance était une compétence, un équivalent de diplôme n’ayant besoin d’aucune formation supplémentaire pour être acteur politique, d’autre part à ses côtés, une personne très diplômée, sans être la plus diplômée, mais expérimentée dans l’effort pour diminuer cette souffrance et l’accompagner.
Ainsi un grand message vient d’être donné aux professionnels de la santé mentale (psychiatrie et social, médico-social). Le Président de la République n’a plus dit qu’il fallait mettre le malade au centre du système de santé (idée fausse, l’idée forte c’est qu’il soit ‘acteur’). De plus il ne met pas ‘un seul’ acteur en scène pour faire semblant de lui donner la suprématie. Il met en avant ensemble ‘deux’ personnes bien différentes mais associées à la même action, donc il met en exergue le ‘lien’ qui unit ces deux acteurs. C’est une prise de position très forte parce que assumée par le chef de l’État. Il désigne deux personnes et insiste sur le lien qui les unit. De ce fait ce qui est clairement reconnu c’est la force de la ‘parole’ entre ces deux personnes, la force de l’échange, la force de la rencontre, l’humain. C’est clairement la dimension psychothérapique qui est mise en avant, comme ayant déjà remporté une victoire, puisqu’elle est reconnue, et comme promesse de réussites à venir.
– La presse était là, mais n’a rien rapporté à ce jour, elle était sur une estrade ; les flashes crépitaient autour des 12 médaillés à titre divers, face au Président de la République accompagné de la Ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, souriante, et Marie-Anne Montchamp, ancienne secrétaire d’État aux handicapés, ainsi que plus de 200 personnes invitées pour la cérémonie.
Mais cette presse n’en a quasiment rien dit à l’opinion, ou alors de façon légère et partielle.
Absence remarquée de la presse qui pourtant aime tant parler de la folie mais seulement s’il y a scandale, alors elle parle de danger ou de dérision, jamais de ce qu’il y a d’humain dans tout moment de folie, de ce qu’il y a de profond, de poignant, de vrai. Là elle est absente.
– L’UNAFAM n’a pas eu l’honneur de la même décoration. Pourtant cette Union nationale des amis et familles de malades psychiques et son Président Jean Canneva la méritent tout autant que leurs deux amis, nous le savons tous. Ils sont toujours de tous les combats, côte à côte, avec leur franc parler. Cette division ainsi établie par le chef de l’État nous incite à réfléchir. On peut se demander si les conseillers ne se sont servi de l’occasion d’une reconnaissance inusitée et donc forte des usagers, pour tenter de « casser » cette union qui leur fait si peur, parce qu’elle fait référence aux plus hautes valeurs humaines, cette union que familles et usagers ont construite eux-mêmes en France et qui dure depuis 10 ans contre vents et marées ; c’est elle par exemple qui a permis entre autre de faire reconnaître par le précédent Président, Jacques Chirac, qu’à côté des soins, les patients ayant de gros troubles psychiques avaient besoin d’être accompagnés dans leur vie quotidienne, d’où la reconnaissance par la loi 2005-102 des troubles psychiques graves comme causes à ajouter aux autres causes de handicap.
Rappelons-nous que cette mise à l’écart des familles est une tradition née dès le début de la psychiatrie et dont l’antipsychiatrie a pris le relais, la famille (et la société) serait à l’origine de tous les troubles psychiques. Il en reste encore des marques. Trop de familles ne sont pas reçues par les psychiatres, soit au début des soins, soit pendant les soins.
La famille, les groupes qui accompagnent les patients tout au long de leur vie ne doivent plus être laissés à l’écart, ce sont des acteurs que les soignants doivent intégrer, mais en innovant. Soyons honnêtes, si l’écoute de la folie était facile, la psychiatrie serait déjà très avancée, mais elle en est encore à ses débuts et a beaucoup à approfondir, en particulier le soin des groupes. La psychiatrie qui cherche à répondre à nos troubles psychiques est d’une grande complexité. N’oublions pas pour autant que la souffrance la plus grande et la plus énigmatique est portée par la personne qui a des troubles. Il est juste qu’elle ait la première place.
Folie quotidienne et souffrance psychique existentielle sont deux aspects de notre vie quotidienne, nos compagnes, elles n’ont pas besoin de traitement. Les pathologies psychiques tout en étant aussi habitées par la folie et les souffrances psychiques nécessitent, elles, toujours des réponses. Ce travail thérapeutique est très complexe, mais doit toujours être expliqué aux patients, aux familles, à l’opinion.
Claude Finkelstein et Jean Canneva aiment ensemble témoigner de cette complexité et de la nécessité d’une langue claire pour l’expliquer. En effet depuis leur élaboration du Livre Blanc de la Santé Mentale rendu public en 2001, ils ne cessent de répéter que le premier des six points de leur Plan de santé mentale c’est une ‘psychiatrie de qualité’ (là, ils parlent de qualité humaine et de compétences, et non de comptabilité d’actes). Le gouvernement et les professionnels de la psychiatrie n’ont pas encore pris au sérieux cette nécessité de construire un Plan de santé mentale qui soit d’abord profondément humain, avant de se vouloir pseudo- scientifique et administratif.
En contrepoint d’un tel événement les psychiatres et l’ensemble des corps professionnels de la psychiatrie, ne peuvent camper sur un refus de dialogue. Certes, le climat de la psychiatrie aujourd’hui donne le sentiment que l’ensemble des acteurs est sans lucidité, sans espoir, trop écrasé par la confusion qui règne sous l’effet de la multiplicité des pressions administratives venant massacrer tout effort d’élaboration sur la complexité de la psychopathologie et des réponses à imaginer. Il ne faudrait pas que l’opinion, ni le chef de l’État, minimisent la violence du vécu des soignants pris entre la pression inadaptée et incompréhensible de l’État, et la pression psychique que représente le face à face avec la folie et la pathologie mentale.
D’abord il est essentiel déjà que les professionnels reprennent pied eux-mêmes autour du choix qu’ils ont fait de s’engager dans ces professions qui se déploient autour de l’humain aux prises avec ces souffrances excessives que sont les troubles psychiques, et ces défis que ce choix représente.
Ces professionnels doivent clairement inviter l’État à diminuer sa pression absurde sur les acteurs de la santé mentale. Ils se sentiront alors soutenus par la mobilisation des usagers et des familles, ils seront en situation de « revisiter dans le champ de la psychiatrie l’ensemble des discours, des pratiques et de l’expérience » pour faire naître une psychiatrie moderne, conçue ‘à partir de la »parole retrouvée » des patients et des familles, exprimant leurs souffrances psychiques distinctes et associées’.
Le geste du Président de la République ce 21 octobre 2009 a été de montrer que l’avancée en psychiatrie ne peut se faire qu’en tenant compte des différents besoins des personnes qui souffrent, et à la condition que soient associés, comme le sont Claude Finkelstein et Yvan Halimi, ‘soigné et soignant’, donc malade-usager famille et équipe soignante. Ce n’est qu’un geste, qu’une parole, certes …
À nous tous de savoir nous en saisir, d’en faire un événement formidable, plein de promesses.
Un travail de renouveau profond, que la psychiatrie souhaitait, alors pourra s’engager.
C’est une nouvelle voie qui s’ouvre, nous en avons tous tellement besoin.
Guy Baillon
psychiatre du 9-3 pendant presque 32 ans
co-auteur des Appels de Bondy
Auteur de
– Les urgences de la folie. L’accueil en santé mentale, 1998, Gaétan Morin
– Les usagers au secours de la folie. La parole retrouvée. 2009, Érès