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20 mai 2010

LES 450 EUROS DE FREUD — UNE AFFABULATION ARITHMÉTIQUE (bis) Henri Roudier

Henri Roudier

On pourra consulter une première version en date du 3 mai figurant sur notre site, de ce texte de Henri Roudier. Il a depuis affiné ses calculs, en voici les nouveaux résultats.

PHG


Henri Roudier, professeur de mathématiques au Lycée Chaptal à Paris, secrétaire de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse.

Cet article est une version abrégée d’un texte paru dans le bulletin de la SIHPP, et dans nos colonnes-mêmes.


Dans la bataille ouverte avec la publication du dernier ouvrage de M. Onfray, bien des thèses de l’auteur ont été démolies par d’excellentes interventions. Mais je n’ai rien lu concernant les séances à 450 € de Freud. Du côté des médias l’assertion d’Onfray n’a soulevé aucune objection. J’ai donc cherché à démonter le procédé qui permettait d’arriver à ce résultat. Comme on le verra ces calculs n’ont pas grand sens : mais s’en rendre compte exige quelques conversions.

Je remercie Denis Pelletier et Jean-Marc Gayman pour leurs remarques fort pertinentes.

Deux calculs : 450 € OU 250 $ ?

Le procédé qui a priori permettrait d’évaluer aujourd’hui la valeur relative d’une somme donnée en 1926 utilise un « convertisseur ». On en trouve plusieurs sur Internet. Ces convertisseurs (appelés calculateurs d’inflation ou Measuring worth calculators) sont basés sur des estimations de la hausse des prix année par année ; le taux d’inflation cumulée sur plusieurs années s’en déduit sans difficulté : le calcul n’est qu’un enchaînement de multiplications basées sur des pourcentages.

On sait qu’à partir de l’automne 1926, Freud ne prend plus que cinq patients par jour à 25$ la séance d’une heure [1]. On peut envisager de convertir les dollars de 1926 en francs de l’époque, puis appliquer à la somme le taux d’inflation cumulé de 1926 à 2009 pour la convertir en euros : en 1926, le dollar vaut 30 AF (anciens francs), cela fait la séance à 750 AF. L’inflation cumulée en France durant cette période étant de 39000 % (suivant la plupart des calculateurs) la conversion en euros donne 445 € [2]

Cependant, il est plus cohérent de faire les calculs sur le dollar qui ne s’est pas dévalué au même rythme que les monnaies européennes. Le même procédé, basé sur la dépréciation du dollar, convertit d’abord les dollars de 1926 en dollars de 2009 pour les convertir ensuite en euros. Suivant les critères retenus le taux d’inflation cumulé du dollar varie entre 800% et 1100%. Les 25 $ de 1926 donnent alors une somme comprise entre 225$ et 300$ (2009); un taux cumulé de 900% donne 250 $ (175 € en 2009).

Essayer d’évaluer les quarante couronnes que demandait Freud pour une consultation à Vienne avant la guerre de 1914 [3] conduirait à des résultats encore moins significatifs. Si fascinants soient-ils, ces calculs laissent perplexe.

Ils laissent perplexe [4] car sur la durée 1926-2009 convertir les dollars de 1926 en francs, puis les francs en euros d’une part, convertir les dollars de 1926 n dollars 2009 d’autre part, ne donne pas le même résultat. On peut citer à cet égard l’observation trouvée sur l’un des sites américains de conversion ; elle suit quelques remarques mettant en garde contre une utilisation abusive de ce calcul : « These considerations do not stop the fascination with these comparisons or even the necessity for them« . [5]

Au mieux un vague ordre de grandeur

Le procédé utilisé donne au mieux un vague ordre de grandeur [6] et perd tout caractère significatif car il est facile de faire varier le résultat dans un rapport de 1 à 3. Il existe d’autres moyens de montrer que ces calculs sont quelque peu aventureux. De toute manière, est mise en question l’idée selon laquelle la valeur d’un objet ou d’un service serait un invariant (de temps ou de lieu) les changements de monnaie ne correspondant qu’à de simples changements d’unité. Autrement dit si le mètre ou le kilomètre correspondent à des unités différentes permettant de mesurer la distance entre deux points (indépendante de l’unité choisie), les choses sont plus compliquées lorsqu’il s’agit de la hausse des prix.

On se dira alors qu’il vaudrait mieux rapporter les 25 $ de Freud aux salaires ou aux revenus de l’époque. Ainsi en 1926 un ouvrier américain qui entre chez Henry Ford gagne assez bien sa vie : il est payé 7$ de la journée. À la même époque, le vieil homme, connu dans le monde entier, ruiné comme tous les viennois par la grande guerre, qui lutte stoïquement contre la maladie, gagne en une journée de travail 17 fois ce que gagne l’ouvrier en question… Est ce si scandaleux ?

Pourquoi ne pas se tourner également vers la littérature? Les romans offrent une mine d’informations pour qui s’intéresse à l’économie quotidienne. Ainsi dans les années 30 le héros de Chandler, le détective privé Marlowe demande 25 dollars par jour (plus les frais) et vit chichement à Los Angeles [7].

Inflation, hausse des prix, valeur de la monnaie

Que sont censés mesurer ces convertisseurs : la hausse des prix, l’inflation, la valeur relative d’une monnaie ? La différence entre ces résultats tient-elle aux dévaluations et à l’inflation qui ont accompagné l’économie de l’Europe pendant un siècle? Ou au fait que ces calculateurs sont basés sur la hausse des prix ? On s’en tiendra ici aux observations suivantes.

– Suivant les époques, la dévaluation d’une monnaie ne répond pas nécessairement aux mêmes nécessités.

– Selon l’INSEE « l’inflation doit être distinguée de l’augmentation du coût de la vie… Pour évaluer le taux d’inflation on utilise l’indice des prix à la consommation (qu’il ne faut pas confondre avec) un indice du coût de la vie »

– Les conceptions de l’inflation évoluent au XXème siècle avec les systèmes monétaires [8]. Jusqu’en 1914 ceux-ci sont fondés sur la convertibilité or-billet de banque : l’inflation est donc distincte de la hausse des prix.

Avec la disparition de ce système, la conception change : l’inflation est comprise comme un déséquilibre économique entre offre et demande globale qui se reflète dans la hausse des prix. L’année 1945 marque encore un changement conceptuel : l’inflation se définit alors comme une hausse générale des prix due au seul excès de la demande. Ultérieurement, la pensée se déplace vers l’idée que c’est le fonctionnement du système économique lui-même qui explique l’inflation. On passe donc de l’idée originale d’enflure de la masse monétaire à celle de régulation d’un système économique. Le fonctionnement de la monnaie dans une économie ne peut plus s’appréhender en 1914 comme en 2009 [9]

Ne pas tout confondre

Par conséquent, enchaîner des calculs de hausse des prix sur 80 ans en espérant ainsi obtenir une évaluation d’une somme donnée au cours du temps revient à confondre inflation, hausse des prix et valeur de la monnaie. C’est oublier que l’économie du quotidien n’échappe pas à l’histoire. À cet égard le cas du dollar est assez extraordinaire. On observera avec J. F. Larribau (article « Dollar » de l’Encyclopedia Universalis) que « c’est (..) en termes de pouvoir d’achat que la valeur réelle du dollar doit être appréciée. De ce point de vue, estimé sur la base de l’indice des prix de gros depuis la fin du XVIIIème siècle ce pouvoir d’achat a connu une dégradation tendancielle très faible (…) : à la fin de 1977 sur la base 100 en 1967, la valeur du dollar n’était que de 20% plus faible qu’en 1792« .

Les historiens de l’économie se méfient donc de ce genre de transposition car on passe d’un régime économique à un autre. Encore aujourd’hui l’indice des prix dépend de plusieurs facteurs dont le poids respectif n’est pas le même d’une économie à l’autre. [10]

Au royaume des fantasmes

Mener une enquête sur les moyens d’existence d’une catégorie sociale à une époque donnée exige les ressources de l’histoire quantitative. On a ainsi besoin des échelles de revenus, compliquées pour des professions libérales. On pourrait alors étudier la question de l’argent dans la cure analytique en la replaçant dans le cadre d’une histoire générale des patients [11]. Si cette histoire reste à faire, nous ne sommes cependant pas sans données qualitatives [12].

Au terme de cette démonstration par l’absurde, on laissera donc les conversions au royaume des fantasmes. Pour en revenir à Freud , je m’en tiendrai à ce qu’écrit Henri Ellenberger dans son Histoire de la découverte de l’inconscient : « La vie de Sigmund Freud offre l’exemple d’une ascension sociale progressive depuis la classe moyenne inférieure jusqu’à la haute bourgeoisie. Après les années difficiles de Privat-Dozent, il devint l’un des médecins les plus célèbres de Vienne, muni du titre enviable de professeur extraordinaire. Les patients sur lesquels il entreprit ses études neurologiques appartenaient aux couches inférieures de la population, mais sa clientèle privée, sur qui reposait sa psychanalyse, était composée de malades des plus hautes classes sociales. Au début de la cinquantaine, il se trouva à la tête d’un mouvement dont l’influence ne cessa de s’étendre sur toute la vie culturelle du monde civilisé, si bien qu’à la fin de la soixantaine il jouissait d’une réputation mondiale. Quand il mourut en exil en Angleterre, on se plut à saluer en lui un symbole du combat de la liberté contre l’oppression fasciste. »

Henri Roudier


Notes
[1] À cette époque Freud ne travaille pas toujours six jours par semaine. Il a soixante-dix ans ; le cancer interrompt parfois longuement son travail. La somme de 25$ paraît assez élevée, mais ne semble pas avoir soulevé jusqu’ici de remarques indignées. Elle concerne des patients venus souvent des USA. Freud n’a d’ailleurs jamais théorisé le paiement dans la cure. S’il en fait seulement une nécessité économique, il affirmera que l’idéal serait de pouvoir faire des cures gratuites.

Rappelons également que le revenu d’une personne exerçant dans un cadre libéral est inférieur aux honoraires qu’il demande.

[2] En 1927, le dollar vaut 25AF ; un calcul analogue donne 371 € ; si l’on s’en tient au taux de change de 1934, on obtient 235 €. On voit ainsi l’inanité de ces calculs à moins de vouloir évaluer le coût de la séance chez Freud le 30 juin, le 7 juillet.

[3] Selon Jones.

[4] Le calcul avec les shillings autrichiens conduit probablement à des résultats analogues.

[5] L’anecdote suivante le dit également. Entrant un matin dans ma salle de cours, je trouvai le tableau couvert de calculs étranges. Mes étudiants, élèves en classe préparatoire scientifique lisent l’Avare. Ils s’acharnaient à convertir les dix milles écus d’Harpagon en euros.

[6] Il existe plusieurs critères de réévaluation d’une monnaie au cours du temps. Les résultats sont forts différents suivant le critère utilisé.

[7] Se tourner vers les romanciers autrichiens de l’époque serait encore plus intéressant.

[8] cf. article de l’Encyclopedia Universalis « Inflation et déflation » de Pierre Biacabe à qui j’emprunte ces observations.

[9] Que l’on pense aux discussions d’aujourd’hui sur l’euro.

[10] Un historien qui se préoccupe des « questions sociales » et non de la monnaie trouverait ces calculs sans ni grand sens ni grand intérêt. Par contre il serait intéressant connaître les honoraires d’un médecin renommé à Vienne vers 1926.

[11] Jones donne déjà des informations intéressantes. À cet égard faire de lui un hagiographe n’est pas sérieux. Jones a certes écrit une histoire « officielle ». Sa politique de « sauvetage » de la psychanalyse dans l’Allemagne nazie a été catastrophique. Mais qu’il n’ait pas montré plus de clairvoyance que la plupart des dirigeants politiques de cette époque ne fait pas de son ouvrage un travail sans intérêt.

[12] cf. les ouvrages de Henri Ellenberger, Carl Schorske, William M. Johnston ou Jacques Le Rider.