par Philippe Grauer
Certains vous expliqueront que certes faire rire plutôt bonne idée mais avec modération, et pour tout dire responsabilité. Parlez-en à Rabelais. Alors, rire hénaurme ou, nouveau politiquement correct, rire tiède pour médias consensuels ? pas d’excisions chez nous mais respectons les coutumes locales sous les sables d’Afrique. L’humoriste modéré serait responsable. Oui, mais complice jamais. Il y a du principe de responsabilité un usage dévoyé, contre lequel nous devons mettre en garde certains de nos humanistes. La responsabilité ne consiste pas à faire bouillir l’eau à 45 °, même à l’ombre d’un 4×4 d’égorgeur.
Seul l’excès parvient finalement à excéder la connerie. Soyez mesurés devant elle, elle vous balaye au prochain coup. On ne saurait se révolter contre l’inhumanité et la barbarie modérément. Faites rire mais pas trop, et surtout pas de la religion, accordez quoi que ce soit à cela, vous êtes cuit. Souvenez-vous de Tartuffe. Secouez le cocotier mais doucement, gare aux chutes inopinées des noix, dont vous pourriez vous tenir pour responsable. Le monde à l’envers ! Qui disait « Je hais les tièdes » ? L’usage qu’on peut faire de la liberté d’expression doit par définition être immodéré, impitoyable, et pour tout dire courageux. C’est aux barbares de réfléchir avant de terroriser, et si réfléchir semble au-delà de leurs forces, quel malheur pour eux et pour l’humanité, que cela ne limite en rien les nôtres mais les décuple.
Comment soutenir au mieux le malheureux condamné aux 1000 coups de fouet ? en l’universalisant, surtout pas en le localisant, en en faisant une victime folklorique. Car les coups de fouets c’est sur le dos de l’humanité entière que le bourreau au service d’une loi inadmissiblement rétrograde les fait pleuvoir.
Je ne parviens pas à décolérer quand au nom de mes valeurs de responsabilité j’entends susurrer qu’il faudrait savoir se censurer – juste un tout petit peu, de juste ce tout petit peu qui constitue la pointe de la flèche. Responsable je le suis exclusivement et totalement de la lutte contre l’islamo fascisme. Il convient de venir à bout de la bête sans jamais relâcher la pression. Car elle, elle ne fait jamais de quartier. Devant elle ne baissons jamais la tête, restons responsables à l’excès de sa liquidation.
par Pascal Engel
© Le Monde 25 février 2015
Le satiriste est très exposé. Quand on ne l’accuse pas de ricaner ou d’insulter, on entend lui rappeler que son art a des limites. Entre censeurs violents et censeurs soft, il n’en mène pas large. Mais qu’est-ce qu’une satire et quelles sont, s’il y en a, ses limites ?
La satire n’est pas seulement un type d’écrit qui raille ou moque des individus ou des groupes. C’est un genre ancien et noble, qui a pour but, comme la comédie, de corriger les mœurs, mais d’un rire le plus souvent sarcastique et offensif. Le satiriste, de Juvénal (Ier siècle – IIe siècle) à Jonathan Swift (1667-1745), est un moraliste, qui entend confronter les mœurs et les conduites d’une époque à des valeurs et à des idéaux. Mais le satiriste pratique l’ironie et le langage oblique, et son message en est souvent brouillé : d’un côté il a l’air de moraliser et de donner des leçons, de l’autre, par ses excès, il a l’air de ne pas croire aux valeurs qu’il est supposé promouvoir.
Ainsi les satires de Jonathan Swift, censées défendre la religion chrétienne, la décence morale et la justice, menacent ces idées par leur usage de l’antiphrase violente ( » Mangeons les enfants pour éviter les famines ! » » Abolissons le christianisme ! « ), de la scatologie et du sarcasme.
L’exercice est dangereux : les satiristes doivent souvent user de pseudonymes pour échapper à la censure ou à la prison. Du coup s’opère un curieux retournement : alors qu’il était supposé défendre des valeurs, il court le risque d’être interprété comme leur fossoyeur et d’attenter aux bonnes mœurs. Ces problèmes affectent encore plus le caricaturiste, car le dessin, même quand il est ironique, semble communiquer encore plus directement son message que les mots.
Le satiriste classique était supposé mettre sa plume ou son crayon au service des valeurs universelles de vérité, de justice, de raison et de liberté de conscience, en affrontant les censeurs qui y voient au contraire des atteintes à l’ordre social, à l’autorité et à la religion.
Mais nous avons à présent affaire à un nouveau type de censeur : le censeur relativiste et postmoderne qui nous dit que les valeurs prétendues universelles et éternelles auxquelles fait référence la satire sont locales et contextuelles. La satire est tolérable au sein des cultures, mais elle ne peut s’exporter sans choquer les membres des autres cultures. Elle doit donc avoir des limites, et
[c’est nous qui soulignons], d’autant plus qu’Internet a créé un monde global, où tout passe très vite d’un continent à l’autre, et où les provocations s’exaspèrent.
Jonathan Swift ou Voltaire ne feraient pas rire les Persans ou les Chinois. A fortiori les satiristes de Charlie Hebdo. Ils auraient mieux fait de se taire ou de tempérer leurs ardeurs polémiques. Les néocenseurs nous disent que cela ne remet pas en cause le droit à la liberté d’expression, mais l’usage qu’on peut en faire. Autrement dit, faites rire, mais pas trop, et surtout pas de la religion. Si on appliquait ces principes, ce seraient Mahomet et Voltaire, mais aussi Zadig et même Candide qui seraient interdits.
L’argument du néocenseur est curieux. Selon lui, la satire de Jonathan Swift dans La Modeste proposition (1729) cesse de porter quand elle change de contexte culturel, et passe d’un univers dont les valeurs sont chrétiennes à un autre où ce sont celles de l’islam. Veut-il dire dans le second que manger des enfants est normal ? Et où doit-on s’arrêter dans la critique des valeurs ? L’Oxford University Press vient d’interdire à ses auteurs de faire allusion à tout ce qui peut se rapporter au porc. Croit-elle les musulmans assez stupides pour s’offenser de la publication des Trois Petits Cochons ? Il est certes difficile de faire de l’ironie avec un idiot. Doit-on prendre pour autant tout le monde pour un imbécile ?
Les censeurs new-look voudraient que le satiriste soit un sceptique en matière de morale, qui ne croit pas aux valeurs universelles. Ils se trompent, car les meilleures satires sont celles qui sont au service non pas des valeurs sociales et contextuelles, mais de celles qui transcendent les lieux et les époques. Demander et exercer le droit à la liberté contre l’autorité abusive, à la vérité contre le mensonge et la dissimulation, à la justice contre ceux qui la bafouent, ce n’est pas revendiquer des valeurs » locales « , mais des valeurs que tout le monde respecte et aimerait voir respecter. Le blogueur d’Arabie saoudite condamné à mille coups de fouet ne défendait pas des valeurs » contextuelles « .
La liberté d’expression n’est pas une valeur en deçà des Pyrénées et une non-valeur au-delà. Le seul risque que devrait courir le satiriste est celui de ne pas être drôle ou de ne pas être assez subtil. S’il faut le corriger, c’est seulement quand il oublie le conseil de Lichtenberg : » Ne pas juger les hommes sur leurs opinions, mais sur ce que leurs opinions ont fait d’eux. «
Par Pascal Engel