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3 décembre 2019

LETTRE DE BEYROUTH : LA RÉSILIENCE LIBANAISE

par Mariange Nohra, psychanalyste intégrative & psychothérapeute multiréférentielle, Beyrouth

Mots clés : Liban, psychothérapie, psychanalyse, éveil des consciences, Moyen-Orient, petits pays.

Important et beau témoignage du réveil libanais par une psychothérapeute et psychanalyste honnête et solide à son poste. Une amie et collègue nous relate comment ça se passe comment ça se vit au Liban en ce moment, jour après jour. Merci à toi chère Mariange, nous nous tenons à tes côtés, aux côtés de ton peuple qui danse. PHG

Je dois connaitre…

Mais oui bien sûr. C’est mon pays d’origine. J’y suis née. J’y ai grandi entre bombes et trêves…

J’y ai construit mes rêves… À maintes reprises je l’ai vu en ruines.

À chaque fois le Liban se reconstruit. Qu’il soit victime des multiples invasions qu’a connues son histoire ou actif dans ses guerres de pouvoir intérieures. Toujours exploité, convoité par des puissances stratégico-politiques extérieures, il n’a jamais pu se faire une stabilité identitaire. Mosaïque de 18 confessions, il n’a de cesse d’abriter tous les délaissés de la terre. 6 millions l’habitent (dont 2 millions de réfugiés syriens & palestiniens) alors que 14 millions de libanais résident aux 4 coins du monde.

Source d’ouverture et de modernisme, dans un Orient plutôt traditionnel, il s’étale sur 220 km de côte méditerranéenne, et fait 10.452 km carré de verdure, entre plaine et montagnes. Ce qui lui a valu le surnom du Pays des Cèdres. Il ne lui manquait que le gaz et le pétrole pour concurrencer avec ses voisins, la Syrie et Israël. Depuis sa conception en 1943, son système démocratique, son armée indépendante, ses institutions constitutionnelles, ont fait de lui un État souverain. La guerre de 1975 l’avait littéralement ravagé. Il s’en est sorti complètement détruit en 1990, suite à l’accord de Taef qui mit fin à une guerre fratricide sans aucun travail de deuil.

Ainsi font les accords des grands pays : ils écrasent les intérêts des plus petits

Vingt ans plus tard, l’infrastructure n’a pas été reconstruite, les jeunes cerveaux prennent la fuite, l’économie fait faillite. Des milliers de dollars déversés par des pays étrangers pour la réparation, ont nourri ceux-là même qui ont pris le pouvoir, après s’être fait la guerre. Une bande de corrompus, chefs de milices et hommes d’affaires, assoiffés d’argent qui ont fait fortune aux dépends des pauvres gens. Pas d’hôpitaux publics de haut niveau, pas d’écoles publiques dignes de ce nom, une sécurité sociale endettée, des ministères vidés de leurs outils par des partis politiques incultes, un Président sans réel pouvoir, voilà ce qui reste du pays…

Il a fallu donc se révolter. Même si l’on est seul face à l’inconnu, seul face à la peur de l’autre, seul contre les mafias de la corruption. Se révolter pour mieux vivre, espérer un avenir meilleur…

Mais lorsqu’on tire derrière soi un passé si lourd de souffrances psychologiques, d’incompréhension de l’absurde, de souvenirs remplis de terreur, il est difficile d’aller loin. Lorsqu’on est maintenu par la hantise d’un complot international, retenu par les ficelles du doute, par l’incertitude du lien fondamental qui désormais sépare au lieu d’unir, il est impossible de s’envoler.

Puis vint le 17 Novembre 2019. Une date qui a ramené au peuple son pouvoir, et lui a soufflé un peu d’espoir. Une date qui changera assurément l’équation politique, et calmera les esprits de leurs angoisses pathétiques.

Oui un peuple peut se débarrasser de ses faux patriotes, de ses politiciens malhonnêtes. Quand trop de gens souffrent, le malheur rassemble. Il a un rôle unificateur, presque une mission de libération psychosociale. C’est ce qui est arrivé aux esclaves en Amérique, aux opprimés d’Afrique, mais aussi à beaucoup de peuples soumis à la maltraitance de leurs dirigeants.

Rien d’exceptionnel pour le moment, à part ce soulèvement, qui a commencé spontané, et qui encore une fois a été rattrapé par les grandes puissances internationales. Entre les USA qui voudraient bien se débarrasser du parti chiite pro iranien, et la Russie qui refuse d’abandonner son pouvoir en Orient, le pays se voit à nouveau otages de ces intérêts internationaux.

Que fait le peuple ?

Il danse pour libérer sa peur. Il chante pour exorciser sa douleur, comme seuls savent le faire les libanais.

Il invente mille et une anecdotes, pour détourner sa misère en fous rires. Le rire est aussi guérisseur.

Il cuisine des hors d’œuvres à distribuer aux rebelles. La cuisine devient thérapeutique.

Il dessine, médite, discute dans les agoras des questions existentielles et refait le monde en 30 secondes. Il invente des histoires d’amour infini, qui viendraient spontanément remplacer les histoires inachevées. Histoires d’amour rompu par la violence, enlevé par la mort, porté disparu dans des enlèvements injustifiés. Eh oui qu’on l’admette ou pas, la guerre garde des séquelles, handicape les cœurs, traumatise la psyché. Mes patients en témoignent : elle détruit l’humain en l’homme, incapable de résoudre l’impossible à comprendre !

Or lorsqu’ils ne sont pas entendus ou lorsqu’ils demeurent longtemps étouffés par des sanglots, les cris des peuples révoltés sont perpétués par l’écho de la douleur. Celle-ci les transforme en chants de victoire. La population libanaise continue à résister avec une force insoupçonnable, même sans le sou. Cela ne ressemble plus au déni de l’après-guerre, ni au défoulement d’une société mondaine bluffée par des faux-semblants. Bien au contraire la mémoire se ravive, la solidarité s’active. Les masques tombent et le rideau se lève sur un paysage plus homogène. Le comportement des uns et des autres jadis divisés, devient plus civilisé. Ce lien indispensable à l’installation d’une paix durable, n’est assuré que par une communication saine et une justice équitable. Tout un chantier s’ouvre à l’endroit de la plaie.

la société civile sait que l’éveil des consciences s’est produit

Techniquement parlant, ce travail de fond s’appelle la résilience libanaise.

Que le soulèvement populaire arrive à descendre le gouvernement en place ou pas, qu’il réussisse à changer son parlement ou pas, qu’il organise des nouvelles élections ou pas, à la limite, ce n’est plus l’essentiel. Ce qui est important aujourd’hui, c’est la dignité de ces femmes et ces hommes, qui se sont mobilisés à l’unisson pour construire enfin, un pays qui leur ressemble.

Qu’elle soit une nouvelle guerre, économique cette fois-ci ou médiatique, psychologique ou militaire, la société civile sait que l’éveil des consciences s’est produit.

Le reste est une question de temps…

… et d’hommes de bonne volonté.

Dr. Mariange Nohra, psychanalyste intégrative, psychothérapeute multiréférentielle