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3 décembre 2012

L’iboga, une racine aux pouvoirs hallucinants Sabah Rahmani

Sabah Rahmani

L’iboga, une racine aux pouvoirs hallucinants

LE MONDE DES SCIENCES
29.11.2012 à 16h12 • Mis à jour le 02.12.2012 à 17h11
Par Sabah Rahmani

L’Iboga, souvent appelé « Bois Sacré », est un petit arbuste des sous-bois dont les racines sont utilisées au cours des cérémonies Bwiti, un ordre initiatique très répandu au Gabon.

En 1962, un jeune toxicomane, Howard Lotsof, expérimente avec six compagnons une nouvelle substance hallucinogène dont lui a parlé un ami chimiste : l’ibogaïne. Contre toute attente, après trente-six heures d’expérience, le jeune Américain et ses amis, tous accros à l’héroïne ou à la cocaïne, se sont libérés de leur dépendance. Un sevrage définitif pour Howard Lotsof et d’au moins six mois pour les autres, période durant laquelle ils sont restés en contact.

Hasard ou grande découverte ? Depuis les années 1980 et jusqu’à sa mort en 2010, Howard Lotsof n’a pas cessé de tenter de convaincre scientifiques, laboratoires, politiques et société civile de soigner les toxicomanes avec de l’ibogaïne. Cette molécule de la famille des alcaloïdes est extraite de l’iboga (Tabernanthe iboga), un arbuste endémique de l’Afrique centrale équatoriale. L’écorce de sa racine concentre une douzaine d’alcaloïdes très actifs utilisés dans la médecine traditionnelle et les cérémonies initiatiques bwiti au Gabon.

« Lorsque j’ai entendu parler de l’ibogaïne, je suis devenu très curieux, et sceptique. Et plus j’ai fait des expériences, plus cela est devenu intéressant », confie Stanley Glick, professeur et directeur de recherche au Centre de neuropharmacologie et de neurosciences à l’Albany Medical College à New York. En expérimentant la molécule sur des rats dépendants à la cocaïne et à la morphine, Stanley Glick a prouvé, en 1991, que l’ibogaïne réduit l’autoadministration de ces substances deux jours seulement après le traitement.

Depuis, les recherches, principalement américaines, menées sur des animaux et sur des cultures de cellules humaines ont précisé ses effets. L’ibogaïne est une tryptamine, proche de la psilocine et de la psilocybine (substances présentes dans les champignons hallucinogènes), psychostimulante et hallucinogène à forte dose. Cette molécule interagit avec des neurotransmetteurs, principalement la sérotonine et le glutamate, et bloque des récepteurs aux opiacés. C’est un antagoniste des récepteurs NMDA (activés par le glutamate) ce qui expliquerait ses propriétés anti-addictives.

« Elle est efficace dans le sevrage aux opiacés pratiquement la plupart du temps. Certains patients ont des effets persistants après. Mais il n’y a jamais eu une étude en double aveugle, ce qui est nécessaire pour définir les taux de réussite réels », explique Deborah Mash, professeure de neurologie et de pharmacologie moléculaire et cellulaire à l’université de médecine de Miami.

Les dernières études ont quant à elles mis en évidence de nouvelles propriétés importantes : l’iboga a des effets stimulants sur le métabolisme énergétique et, selon le professeur Dorit Ron en Israël, l’ibogaïne stimule la synthèse et la libération de neurotrophine, qui aide les voies nerveuses à se régénérer et le cerveau à se réorganiser.

Des témoignages confirment son efficacité : « Ma vie a complètement changé, douze heures après mon traitement à l’ibogaïne j’étais sevré de dix-sept ans d’addiction. C’était incroyable, je ne peux pas l’expliquer », témoigne Roberto, 45 ans, un Italien qui vivait à New York et avait une consommation quotidienne d’héroïne, de cocaïne et de méthadone, clean depuis sept ans. « J’ai été sevré de trois ans de dépendance à la cocaïne en un week-end en 2004, depuis je n’ai jamais rechuté », souligne Eric, un Français de 37 ans. « Mon sevrage a été immédiat. Alors qu’il m’était inimaginable de ne pas prendre de doses car j’en étais à plusieurs grammes par jour », précise Nicolas, ancien dépendant à la cocaïne, sevré depuis trois ans.

Mais les échecs existent aussi : « Pour moi, ça n’a pas marché », confie Daniel, dépendant depuis plus de trente ans à l’héroïne, à la cocaïne et « à toutes sortes de drogues ». « Je prenais des doses industrielles et j’ai touché le fond avec la méthadone, cette drogue que les médecins ont l’impression de te donner comme solution… », ironise Daniel, qui a repris de la méthadone deux semaines après son traitement.

Même si aujourd’hui les principales actions de l’ibogaïne ont été identifiées, son fonctionnement pharmacodynamique très complexe n’a pas été entièrement expliqué. Mais le grand tabou que l’iboga et l’ibogaïne soulèvent est en réalité celui de leurs propriétés hallucinogènes. « L’iboga n’entre pas dans les cases, elle n’a pas le profil des drogues psychotropes. Ce n’est pas une substance récréative, et ses actions sont différentes et plus compliquées que celles de la plupart des hallucinogènes », souligne Yann Guignon, consultant en médiation interculturelle et développement durable au Gabon. De plus, « l’ibogaïne s’est fait connaître d’une manière inhabituelle, elle n’a pas été découverte par un scientifique ; c’est pourquoi, dès le début, elle a été accueillie avec scepticisme par la communauté scientifique. Son histoire en Afrique lui a aussi donné une dimension mystique que les gens ne prennent pas au sérieux. Et parce qu’elle a des effets hallucinogènes, les gens pensent qu’elle ne sera jamais un médicament approuvé », résume Stanley Glick.

« L’iboga s’inscrit dans un tout, elle m’a ouvert la conscience, nettoyé l’esprit et le corps », ajoute Eric. Au-delà du sevrage physiologique, de nombreux témoins insistent en effet sur les visions qu’ils ont eues pendant le traitement. Charles Kaplan, ancien directeur de l’Institut de recherche sur les addictions, à Rotterdam, les relie à l’aspect psychiatrique : « Il y a un effet psychosocial. Ces effets sont très proches de ce que les psychanalystes appellent l' »abréaction ». Ils apportent à la surface les souvenirs perdus et les expériences chargées d’émotions liées aux processus d’addiction qui peuvent être travaillés avec des thérapeutes. »

Deborah Mash explique que l’ibogaïne est « une molécule psychoactive, mais pas un hallucinogène comme le LSD. Elle met en état de rêve éveillé pendant trente-six heures et, durant cet état de conscience altérée, le patient revit des expériences de son enfance et découvre les racines de son addiction ». « C’est comme faire dix ans de psychanalyse en trois jours », déclarait souvent Howard Lotsof.

Ce processus subjectif, non mesurable scientifiquement, contribue en réalité à alimenter les craintes et les réserves sur les traitements à l’iboga ou à l’ibogaïne. Pour Atome Ribenga, tradipraticien gabonais, la notion d' »hallucinogène se réfère à des visions ou auditions de choses totalement irréelles, alors que ces visions sont révélatrices de réalités, fussent-elles symboliques, pour celui qui les vit dans l’initiation ».

Les patients sont invités à verbaliser ensuite leur expérience pour un accompagnement thérapeutique. « Après six mois de bien-être, j’ai fait une dépression car, en réalité, l’iboga te soigne et te donne la chance de te dire : « OK, tu peux te remettre dans la vie si tu le veux » », confie Roberto. Selon la littérature scientifique et sociologique sur l’iboga, les rechutes surviennent souvent six mois après le traitement, à la suite d’un manque de suivi thérapeutique ou en raison d’un environnement social défavorable – la fréquentation du milieu de l’addiction suscitant de nouvelles tentations.

Classées comme drogues aux Etats-Unis depuis 1967, l’iboga et l’ibogaïne ont toutefois été autorisées par l’Institut national sur l’abus des drogues (NIDA) pour être prescrites dans le cadre d’un protocole de traitement sur l’homme au début des années 1990. Après une rencontre avec Howard Lotsof et des observations empiriques menées à cette époque à l’Institut de recherche sur les addictions aux Pays-Bas et dans une clinique au Panama, Deborah Mash, sceptique puis impressionnée, fut autorisée à mener les premiers essais cliniques aux Etats-Unis pour la phase I. Mais en 1995, à la suite d’une présentation auprès de représentants de laboratoires pharmaceutiques, le NIDA a décidé de stopper ses financements.

« L’avis de l’industrie pharmaceutique a été dans l’ensemble critique et a eu une influence importante dans la décision de ne plus financer les essais. Le NIDA a donc arrêté son projet sur l’ibogaïne, mais continue à soutenir des recherches précliniques sur des alcaloïdes de l’iboga », explique Kenneth Alper, professeur de psychiatrie et de neurologie à l’université de médecine de New York. Comment expliquer une telle résistance ? « La plupart des compagnies pharmaceutiques ne veulent rien avoir à faire avec l’ibogaïne, ni avec les traitements contre la dépendance en général. La plupart des entreprises croient, à tort, qu’elles ne peuvent pas gagner beaucoup d’argent dans le traitement de la toxicomanie. De plus, elles pensent que cela pourrait entraîner une mauvaise image pour elles parce que les gens stigmatisent la dépendance et pensent qu’elle ne mérite pas d’être traitée comme les autres maladies », soutient Stanley Glick.

Traiter une maladie en un ou deux soins est beaucoup moins rentable qu’un traitement à vie. C’est avec des fonds privés que Deborah Mash a pu poursuivre ses recherches, entre son laboratoire à Miami et une clinique de désintoxication sur les îles Saint-Christophe dans les Caraïbes.

Aujourd’hui, la communauté internationale diverge sur le statut des recherches à propos de l’iboga et l’ibogaïne. Si dans la plupart des pays aucune législation n’existe, les Etats-Unis, la Belgique, la Pologne, le Danemark, la Suisse et, depuis 2007, la France ont classé ces deux substances comme drogues. L’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) notait en outre que l’iboga tendait « à se développer dans le cadre d’activités sectaires au travers de séminaires de « revalorisation de soi » et de « voyage intérieur » ». Elle notait que la plante faisait l’objet d’une « promotion active » sur Internet.

Intéressés par les observations scientifiques et empiriques, d’autres gouvernements ont lancé des programmes de recherche ou autorisé des centres de soins à l’ibogaïne. En Israël et en Inde, des essais cliniques sont menés avec l’accord des ministères de la santé ; au Brésil, au Mexique, au Panama et dans les Caraïbes, des centres de soins officiels ont été mis en place ; en Slovénie, un centre de recherche pluridisciplinaire mène des travaux depuis 2005 et, depuis 2009, la Nouvelle-Zélande autorise la prescription médicale de l’ibogaïne.

Au Gabon, après être longtemps resté dans le secret des initiés, l’iboga a été décrétée « patrimoine national et réserve stratégique » en 2000. Pour Bernadette Rebienot, présidente de l’Union des tradipraticiens de la santé au Gabon, « le traitement à l’ibogaïne enlève la partie initiatique de l’iboga, on n’est donc pas vraiment à la source. En Occident les chercheurs pensent connaître l’iboga, mais ils me font rigoler… Nous, nous la connaissons depuis la nuit des temps. Il faut une collaboration entre nous, c’est complémentaire et c’est pour le bien de l’humanité », prévient la nganga (« tradipraticienne »), qui plaide auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la reconnaissance de la pharmacopée traditionnelle.

En Slovénie, « l’Institut pour la médecine anthropologique [OMI] aspire à rétablir la qualité et la réputation de la guérison traditionnelle et des remèdes naturels par la voie de l’évaluation scientifique de ces méthodes, de leur efficacité et de leur sécurité », explique Roman Paskulin, addictologue et directeur de l’OMI. Nous offrons nos conseils sur la réduction des risques des traitements à l’ibogaïne, mais n’assurons pas de soins pour l’instant. » L’objectif est de développer une approche globale de la santé dans sa dimension physique, mentale et sociale, en regroupant des universités de médecine, de sciences humaines et de biotechnologie, avec le soutien du ministère de la santé et de l’Office des drogues.

Quel est alors le taux de réussite de ce traitement atypique ? Aujourd’hui, aucun chercheur ne s’avance sur la question des chiffres, si ce n’est pour dire que ce traitement semble l’un des meilleurs contre les addictions aux opiacées. Seules des estimations officieuses circulent. Pourquoi ? D’abord parce que aucune étude scientifique n’a été menée à long terme, ensuite parce que la grande majorité des traitements s’effectue dans un cadre informel. L’efficacité thérapeutique de l’iboga ou de l’ibogaïne relève avant tout d’observations empiriques et de témoignages que la science n’a pas encore réussi à évaluer, faute de moyens et de volonté économico-politique.

Depuis les années 1960, aux Etats-Unis, puis en Europe et dans le monde, des réseaux de soins alternatifs se sont développés illégalement parce que l’ibogaïne n’était pas reconnue : patients traités par initiation au Gabon, par des réseaux informels en Occident, dans un centre de cure en Amérique latine…

Ces soins se sont constitués autour des iboga providers (« fournisseurs d’iboga »), des thérapeutes informels qui, pour la plupart, n’ont pas de formation médicale. Aucune donnée n’existe sur ces derniers, et rares sont ceux qui témoignent. A New York, l’un d’eux, Dimitri, assume sa fonction et milite pour la reconnaissance des soins à l’iboga. Ancien junkie accro à l’héroïne et à la cocaïne pendant près de vingt ans, sevré grâce à l’iboga, Dimitri s’est formé à plusieurs reprises au Gabon auprès de tradipraticiens. Dans l’anonymat de simples chambres d’hôtel, il reconstitue des cérémonies bwiti avec rites, musiques et prières pour donner une dimension spirituelle. « Beaucoup de fournisseurs d’ibogaïne sont foutus, car tu ne peux pas prendre ces choses et penser que tout ira bien. Le bwiti exige un engagement, un travail et, si possible, une vie saine », soutient-il. Or, dans ce type de soins informel, le danger réside dans l’incompétence de certains thérapeutes et le manque de suivi médical.

Le traitement n’est donc pas sans risques : depuis le début des années 1990 on a relevé plusieurs morts accidentelles. Selon Deborah Mash, « tous les décès sont survenus dans des milieux à risque ». L’issue fatale advient souvent chez des patients présentant une maladie cardiaque ou à la suite d’une prise de drogue en même temps que l’iboga, et ce à l’insu de thérapeutes parfois négligents. « Dans les cas rapportés, il était difficile, voire impossible, d’attribuer la cause de la mort à l’ibogaïne, et cela a été un autre obstacle à de nouvelles recherches », explique Stanley Glick. Si les autopsies n’ont en effet jamais prouvé le rôle fatal de l’iboga, pour le professeur Jean-Noël Gassita, pharmacologue gabonais qui étudie cette substance depuis cinquante ans, le traitement est contre-indiqué pour les cardiaques car la prise de la plante accélère le rythme du coeur.

La question de la toxicité de l’iboga a aussi fait l’objet d’études scientifiques ; une seule a relevé une toxicité dangereuse, mais à des doses si élevées que l’on ne pourrait pas en prescrire au patient. « L’iboga a été accusée d’être une substance dangereuse alors qu’elle tue moins que l’aspirine », remarque Laurence Gassita, pharmacienne, enseignante à la faculté de médecine de Libreville au Gabon.

« C’est une plante miraculeuse, inédite, même si c’est une plante de la polémique », soutient Jean-Noël Gassita. Trop polémique pour Stanley Glick, qui préfère désormais travailler sur la molécule de synthèse 18-methoxycoronaridine (18-MC), très proche de l’ibogaïne et sans effets hallucinogènes. « Je crois que l’ibogaïne restera illégale aux Etats-Unis, mais je suis optimiste pour que le 18-MC soit un jour un médicament approuvé », confie le chercheur, toujours en attente d’essais cliniques.

Deborah Mash a suivi la même démarche en développant une autre variante de l’ibogaïne, la noribogaïne. Au Gabon, Bernadette Rebienot préfère commenter ces recherches lointaines à l’aide d’un proverbe africain : « On peut être le meilleur chanteur, mais on ne peut pas dépasser le compositeur. Alors attention aux fausses notes… »

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Sabah Rahmani