Libération 7 avril 2011
Par Élisabeth Roudinesco
En 1985, Mikhaïl Gorbatchev mit en œuvre en Union soviétique une politique dite de transparence – ou Glasnost – qui avait pour objectif de poursuivre le processus de déstalinisation initié par Khrouchtchev en 1956, lors du XXe congrès du PCUS. Mais au lieu de s’en tenir à un rapport secret, il entendait dénoncer publiquement toutes les formes de refoulement d’un passé qui avait conduit le communisme à son plus grand désastre. Aussi bien la Glasnost – qui accompagnait la Perestroïka (ou restructuration économique) – eut-elle pour conséquence, non point de révéler ce que l’on savait déjà depuis des décennies, mais de donner au peuple tout entier le droit de s’exprimer librement. Il souhaitait réformer des institutions vermoulues mais sans le savoir il participait à l’écroulement final d’un système totalitaire. Au lieu d’une réforme, il avait initié une révolution.
La Glasnost contribuait à la chute d’un régime fondé sur des délires, des persécutions, des arrestations arbitraires. Et en tant que telle, elle mit fin à un forme de transparence que l’on appellera perverse ou dictatoriale, celle qui permet à un État de surveiller tous les citoyens. En témoigne le film de Florian Henckel von Donnersmarck, La vie des autres, tourné en 2006, et qui montre comment fonctionnait un tel système dans l’ancienne République démocratique allemande. Chaque sujet était regardé comme un suspect et jamais comme un humain. Aussi était-il condamné à être transparent, c’est-à-dire traversé dans son corps et ses actes par l’œil invisible du grand ordonnateur des surveillances policières (la Stasi).
Dans les régimes démocratiques qui reposent sur le principe des libertés – opinion, association, mœurs, religion –, la question de la transparence se pose différemment. Le respect de la vie privée suppose, d’une part, que chaque individu ait droit à son intimité, et, de l’autre, que la gestion des affaires sociales et politiques soit au contraire parfaitement visible. A cet égard, la liberté de la presse et des médias audiovisuels est telle que les crimes, mensonges et délits commis par des États ou des personnes publiques, d’un bout à l’autre de la planète, peuvent être révélés en temps réel à l’opinion : bavures militaires, viols, abus de confiance, fausses informations. Mais si l’on n’y prend pas garde, un tel pouvoir, aujourd’hui mondialisé, peut aussi contribuer à un excès de la transparence, notamment s’il se laisse séduire par des hackers convaincus que le déballage de milliers de documents à caractère confidentiel, puisse être de nature à épurer les États de leurs mauvais penchants.
A contrario, ce même pouvoir médiatique peut favoriser une éthique de la responsabilité. On se souvient par exemple que lors de la destruction des tours jumelles du World Trade Center, le 11 septembre 2001, les directeurs des chaînes de télévision décidèrent de ne pas montrer les images des hommes qui se précipitaient dans le vide et de les archiver : pas d’exhibition de la mort en direct mais pas de négation de l’événement. Et de même, à chaque catastrophe, à chaque massacre, on choisit d’héroïser une situation en privilégiant le courage ou la détresse : un Chinois dissident face à un char, une rescapée japonaise aux allures de madone au milieu des décombres. On évite alors la névrose de la transparence, c’est-à-dire l’illusion que la réalité brute – archive, image, texte – puisse devenir la mesure de toute vérité. On ne peut pas tout dire, tout voir, tout montrer.
Telles sont les métamorphoses de la transparence. Il faut la valoriser tout en critiquant ses dérives et sans oublier que son instrumentalisation conduit au pire.