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30 septembre 2021

LOST IN PSYCHOMARKETING

par Philippe Grauer

20 ans après

Les 20 ans qui suivent la mise en place de la loi de confiscation de la titulature syndicale pour en faire un titre d’exercice (une sorte de licence, de droit administratif d’exercer) réservé aux psychologues[1], voient progresser le processus de mainmise de la médecine sur la psychothérapie pratiquée par les psychologues cliniciens (et avec eux les psychologues-psychanalystes) sous le régime du titre d’exercice de psychothérapeute que ces derniers ont, durant la décennie 2000, vigoureusement soutenu, pensant à courte vue ainsi liquider les précédents créateurs et tenants du titre. La lutte idéologique et corporatiste engagée au début du siècle a connu plusieurs épisodes et engendré quelques cas de figure. Nous n’en dressons ici qu’une liste rhapsodique et non exhaustive.

résultat : étendue du désastre

a) exit le lien

l’organisation de la disparition du lien interpersonnel, de la notion d’intersubjectivité, du processus d’inter-subjectivation, et pour finir de la notion de personne (sujet en terminologie psychanalytique standard)

b) suppression du couple sens/relation

la suppression de la démarche de recherche du sens de son existence auprès de quelqu’un, au bénéfice de la médicalisation de l’existence

c) disparition du symptôme

la déconnexion, corrélativement, avec le concept passe-partout de trouble, du couple symptôme/signification

d) disparition de l’herméneutique

la disparition de l’heuristique, de l’herméneutique, et plus généralement de l’univers du sens. En clair on assiste à une entreprise de déshumanisation de la pratique psy

e) casse des métiers psys

une mise à la casse des métiers du soin, renommés care pour le besoin de la cause, ce que soulignent les auteurs de l’Appel des appels[3]

f) passage du relai aux psychologues

la crise de la psychiatrie dévitalisée, avec projet de passage de relai aux psychologues mis sous tutelle médicale. Ce qui implique de traiter les nouveaux psychothérapeutes en auxiliaires médicaux. On diminue les moyens de la médecine, à charge de l’usager (nouvelle terminologie) de trouver un bon "psychothérapeute" libéral [les meilleurs se déconventionnant]. Dans les CMPP, psychiatrie de secteur allant à vau l’eau, les psychologues-psychanalystes n’y tiennent pas, préférant gagner leur vie en libéral. Dans la masse des autres, deuxième choix, certains commettent des fautes grossières, administrent les poncifs appris à l’université (comme la culpabilisation des mères "effets négatifs d’une symbiose prolongée avec la mère"), se tiennent droits dans leurs bottes dogmatiques.

g) refus logique d’équivalence

le refus cohérent[4], légitime et rationnel, de mettre en place une équivalence psychopraticien (même s’il n’est pas indexé relationnel !) / psychologue clinicien, quel qu’en soit l’habillage.

h) prolifération de sous-offres

la prolifération de "sous-offres" en tous genres, l’éthique cédant la place au marketing. On trouve en premier lieu des instituts de formation à des techniques (attention technique et méthode c’est pas pareil, voyez notre glossaire) de développement personnel ayant intégré frauduleusement la dénomination de psychothérapie. Ensuite des programmes de formation proposant des cursus raccourcis comportant des cours de psychologie, de psychanalyse, de "psychothérapie", le plus souvent par vidéoconférence, avec devoirs corrigés, diplôme à la clé au bout de deux ans, l’université y allant de ses propositions de DU à 3 ou 400 heures "garantis par l’État". Et alors ?

h) confusion d’appellations

l’organisation, par la pratique d’un amalgame biseauté, d’une confusion volontaire entre techniques de développement personnel & de bien-être, avec la psychopratique relationnelle, c’est le moment de le dire digne de ce nom, permettant de discréditer cette dernière[1], en tout cas de la "doubler".

1) psychologues auxiliaires médicaux

Affaire en cours. Non, affaire courue. Voir Le Monde d’hier, le Président s’est penché sur le chevet de la psycholo-psychiatrie. Nous y reviendrons bientôt.

Il s’agit d’expérimentations dans quelques départements du financement d’un certain nombre de séances par la sécurité sociale, pourvu qu’elles soient prescrites par un médecin (les psychologues apprécieront, jaloux de l’autonomie de corps qu’ils pensaient avoir gagnée au terme de 50 ans de luttes avec leur statut de psychologue), traitant nos nouveaux "psychothérapeutes" comme des auxiliaires médicaux, style kinés ou masseurs. Détail démonstratif d’une autre avancée, idéologique celle-ci, au service de la mentalité et vision du monde des psychothérapies à protocole d’inspiration comportementaliste (TCC) et neuroscientifique[2], dont la caractéristique est l’élimination du processus de soin de la dimension subjective (et intersubjective cela va de soi) de la personne humaine. L’ayant droit (définition administrative de la personne, périmée comme telle) s’étant vu prescrire 6 séances, si la prestation donne satisfaction (à qui, selon quels critères ?), il lui en sera prescrit une nouvelle série — pas forcément auprès du même praticien (pas de relation, pas de transfert, pas de subjectivité relationnelle), seule la technique comptant, un praticien équivaut à un autre. Pièces et main d’œuvre, tout interchangeable.

2) cerveau vs. conscience

développement d’une pensée neuroscientiste, au détriment d’une clinique du sens. Vive les neurosciences et l’imagerie médicale, la question n’est pas là. Elle est dans la substitution d’une épistémologie et méthodologie à une autre. Le cerveau et ses neurones fonctionnent, mais c’est la personne en relation qui pense et éprouve. L’œil est organique et neuronal, les neurones ne "voient" rien, le regard est humain.

3) liquidation de la psychanalyse à l’université

s’accompagnant de son élimination du champ de l’autisme, avec passage du psychique à l’éducatif — pouvant aller jusqu’au dressage. Les abus du psychanalysme en particulier lacanien, sur les mères responsables de l’autisme de leurs enfants, on contribué à faciliter le mouvement. De façon plus générale le processus de disjonction de la psychanalyse d’avec la psychiatrie et la psychologie, amorcé avec le DSM IV (1994) s’est accéléré ces deux dernières décennies. Chacun chez soi, la psychanalyse qui s’était professionnalisée à Berlin années 20 à partir d’une clinique locale (Eitingon) bien à elle, se retrouve après un siècle de parasitisme, ramenée à ses origines et invitée de fait à rebondir à partir de ses sociétés savantes historiques.

Au passage, la publication du Livre noir de la psychanalyse, un brûlot, puis d’un ouvrage d’Onfray scientifiquement lamentable consacré à la psychanalyse, ont contribué à la déconsidération de cette dernière auprès du public, pendant que ses derniers bastions universitaires cédaient toujours plus de terrain.

Sur un registre opposé, le grand projet de Roland Gori de faire prendre pied définitivement à la psychanalyse en psychologie par le biais de la colonisation scientifique de la psychopathologie psychologique, n’a pas fonctionné. Son successeur Abelhauser pas à la hauteur de la tâche ou tâche impossible ? Restent ça et là des îlots lacaniens. Résidus de l’Histoire. Que va devenir la psychanalyse, tout de même elle aussi, quoique de façon plus limitée, discipline relationnelle, amarrée comme nous-mêmes à la dynamique de subjectivation ?

4) rééducation médicamentée

dépourvues de l’inspiration psychanalytique et d’une théorie de la personne, psychiatrie et psychologie exsangues d’inspiration scientifique et portion congrue côté gestion, en sont réduites à l’organicisme neuroscientifique d’une part, aux TCC (clinique mécaniste, faible), aux thérapies brèves de réduction du trouble (terminologie DSM, symptôme éliminé comme tel) jusqu’à sa consolidation en handicap, plus généralement aux thérapies à protocoles et techniques ancillaires (y compris l’hypnose, qui a repris du service, et puis, on peut par exemple dénaturer Rogers en technique avec reformulation en 6 points), à de la rééducation médicamentée, sans compter le retour en force des salles d’isolement capitonnées. Tableau consternant.


[1] Les psychiatres se sont servis les premiers, se décernant gratuitement un "titre" ne correspondant à rien, à aucun cursus particulier en psychiatrie.

[2] Lesquelles neurosciences en elles-mêmes sont au demeurant tout à fait intéressantes. La question n’est pas là mais dans la posture scientiste et l’illusion méthodologique et scientifique l’accompagnant.

[3] Que les métiers évoluent sans cesse n’est pas en cause. Que cette évolution se trouve orientée vers la destruction systématique d’un système de soin rapporté à la relation, à la dynamique intersubjective, et au dégagement du sens, dans la vie des gens aux prises avec de la souffrance psychique, c’est là qu’il peut y avoir lieu à réaction humaniste urgente.

[4] Cohérent car pour mettre bord à bord sérieusement les deux domaines scientifiques psys considérés, la psychologie et la psychothérapie relationnelle, il faudrait par exemple à la britannique, un partenariat université/écoles de psychothérapie relationnelle. Dont bien sûr l’actuelle université française d’orientation scientiste ne saurait entendre parler. Faute de quoi la revendication de politique administrative d’inscrire des écoles par nos soins garantissables, dans le cadre RNCP du ministère du Travail — en relation avec celui de la Santé naturellement (est-ce souhaitable ? autre débat) —, ou dans quelque système d’équivalence avec la psychologie et son statut de psychologue reconnu en 1985 à l’issue d’un siècle de combat de politique professionnelle, ne pourra jamais aboutir. Notons que c’est finalement d’un modèle voisin qu’avait procédé le "partenariat interne" psychologie / psychanalyse, au sein des UER de psychologie, bien avancé durant la seconde moitié du XXème siècle. Qui n’a pas tenu.

[5] Avec notamment la théorie des centaines voire milliers de "thérapies" sautant chaque jour de la casserole pseudo-psy (en réalité des techniques) comme autant de "psycho" popcorns.