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20 juin 2011

Louis Althusser, un rapport ambivalent à la psychanalyse Élisabeth Roudinesco

Élisabeth Roudinesco

Louis Althusser, un rapport ambivalent à la psychanalyse

L’expérience de la mélancolie fut décisive dans la vie et l’oeuvre de Louis Althusser (1918-1990), fulgurant rénovateur de la pensée marxiste. Ni la psychanalyse, ni l’amour des femmes, ni le désir de Révolution, ni le génie théorique ne purent venir à bout de cette perpétuelle bipolarité (dépression/exaltation) qui fut pourtant si créatrice pour la génération intellectuelle des années 1965-75.

C’est bien pourquoi la publication des lettres à Hélène Rytmann (1912-1980), sa compagne épousée en 1976, douze ans après celles à Franca Madonia, son amante italienne, permet au lecteur d’aujourd’hui de saisir comment le philosophe ne cessa d’osciller entre deux modèles de féminité : l’un coupable et déprimant, représenté par Hélène, substitut rêvé de sa soeur Georgette, objet d’une compassion protectrice et infantile, l’autre initiatique et incandescent, incarné par l’»étrangère», toujours à demi clandestine et parfois porteuse d’une italianité flamboyante. Chez Althusser le désir de l’amour fou eut souvent pour horizon la Rome papale, la Vénétie des Doges ou la campagne de Romagne, berceau de l’aristocratie communiste. La relation inouïe et de plus en plus délirante qui le liait à Hélène ressemblait à un autre lien tout aussi passionnel, celui de l’enfermement, symbolisé par trois lieux : le Parti communiste français (PCF), l’École normale supérieure (ENS), l’institution asilaire. Cet attachement-là, fou lui aussi, s’achèvera dans le meurtre et l’autodestruction.

Souffrant depuis 1938 de crises mélancoliques qui le frappaient chaque année au mois de février, Althusser fut confronté plus de vingt fois à cette saga de l’internement psychiatrique si bien décrite par son élève Michel Foucault : neuroleptiques, électrochocs, sels de lithium. A quoi s’ajoutèrent les différentes cures psychanalytiques, marquées elles aussi par un clivage. Car Louis Althusser entretenait avec la psychanalyse un rapport ambivalent, séparant toujours son statut d’analysant/psychiatrisé de sa position de théoricien du freudisme. D’un côté, il se décrivait comme la victime consentante d’une chimiothérapie contre laquelle il manifestait une rébellion permanente, et, de l’autre, il se voulait le défenseur d’une lecture de Freud (celle de Jacques Lacan) qui dénonçait les principes thérapeutiques auxquels il se soumettait lui-même. A la fin de l’année 1963, Lacan se trouvait en grande difficulté dans ses relations avec la communauté psychanalytique française et internationale. Déprimé, menaçant de se suicider, il fut contacté par Althusser qui joua avec lui, consciemment, le rôle d’un analyste «protecteur» en l’invitant à tenir son Séminaire à l’ENS et en lui offrant ainsi une tribune auprès d’une nouvelle génération de normaliens, parmi lesquels il recruta ensuite de nouveaux disciples.

Lacan comprit aussitôt ce que signifiait ce jeu de «l’analyste de l’analyste» et il se garda bien de lui proposer de le prendre sur son divan, séparant lui aussi le travail théorique de la cure. Et d’ailleurs, Althusser avait déjà choisi son thérapeute : René Diatkine (1918-1998), ancien analysant de Lacan, déjà connu de Georgette, sa soeur, atteinte elle aussi, et depuis longtemps, des mêmes symptômes que son frère.

En 1964, Althusser publia un article retentissant dans la Nouvelle Critique. Il y rendait un vibrant hommage à Lacan tout en critiquant les anciennes positions du PCF, lequel avait condamné la psychanalyse comme «science bourgeoise» en 1949. Un an plus tard, Diatkine prit en analyse Hélène, elle-même dépressive, rejetée par le PCF et victime d’une enfance sans affect. Et il se chargea, dans le même temps, du suivi psychiatrique d’Althusser, lequel se trouva alors galvanisé dans sa toute-puissance : il adorait ce genre de parcours endogamique consistant à faire entrer dans son cercle psychique tous ses proches, et notamment sa compagne, ses amis, ses élèves, ses amantes. Il joua donc à l’analyste avec Hélène en lui expliquant son “cas» et en la poussant à comprendre son «Oedipe archaïque» selon la méthode de Melanie Klein, puis avec Franca en lui exposant le cas d’Hélène et enfin avec Diatkine en lui donnant des leçons de lacanisme : “Pourquoi vous laissez-vous aller à refouler l’oeuvre de Lacan? C’est une erreur. »

Tout au long de cette interminable cure, Althusser occupa encore la place de “l’analyste de l’analyste”, ou du «père du père», ce qui le conduisit à une fusion intense et consentie avec Hélène et à une accentuation effarante de toutes sortes de thérapies médicamenteuses. Au terme de ce parcours, où chacun était imbibé de drogues, d’alcool et de désespoir, et après avoir songé à un suicide à deux ou à un incendie de l’ENS, Althusser étrangla celle qu’il considérait «comme son seul point fixe dans une mer sans horizon», croyant la masser comme à l’ordinaire : ce fut la scène du meurtre du 17 novembre 1980. Interné à Sainte-Anne, il bénéficia alors de l’article 64 du Code pénal (aujourd’hui 122-1), qui stipulait qu’il n’y a «ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action.» Impossible à cette époque, même s’il le souhaitait, de l’envoyer aux assises, compte tenu de son passé psychiatrique et de la réalité de l’acte dont il n’avait pas eu conscience au moment de l’accomplir. En 1983, il s’installa dans un appartement situé rue Lucien Leuwen où seuls ses proches et ses amis lui rendirent visite.

Dés l’annonce du meurtre et pendant des années, Althusser devint l’objet d’une violente campagne de presse, où se mêlaient accusations sans fondements et interprétations psychanalytiques grotesques : «anormal supérieur», «Halte, tu serres», etc. Certains affirmèrent qu’il était un assassin de la pire espèce puisque, non content d’avoir mis à mort son épouse juive, il serait aussi, en tant que marxiste, responsable du goulag et des morts de la Révolution culturelle chinoise. Des féministes clamèrent qu’on ne tenait pas compte de la victime. Antisémite, «macho» et stalinien, donc.

En 1985, une journaliste le compara à Issei Sagawa, criminel japonais qui avait tué une jeune femme puis dépecé et dévoré son corps. Réduit au silence et conscient de son état de spectre ou de mort vivant du fait de ce meurtre, Althusser décida alors de rédiger son autobiographie, texte splendide, unique dans les annales de la philosophie. Il y racontait son enfance et y décrivait avec une poignante exactitude la fameuse scène, ses origines, ses conséquences. L’ouvrage sera publié à titre posthume sous le titre L’avenir dure longtemps. Le 22 octobre 1990, devant le cercueil de son ami, Jacques Derrida prononça l’éloge funèbre de celui qui l’avait toujours regardé comme le grand philosophe de la deuxième moitié du XXéme siècle : «Ce qui m’a fasciné en lui, souligna-t-il, ce fut son sens du grand théâtre de la tragédie politique, là où la démesure engage, égare ou brise sans pitié le corps privé de ses acteurs.» On ne saurait mieux dire…

Pour avoir eu avec Althusser une longue relation d’amitié, durant les vingt dernières années de sa vie, j’ai toujours su que l’explication qu’il donnait lui-même de son acte était beaucoup plus vraie que toutes interprétations dont on l’avait affublé. Tuer celle qu’il aimait et qui avait tant envie de mourir, au point de ne pas se défendre, fut une manière de la libérer de ce désir puis d’instruire ensuite, par la plume et pour l’éternité, le procès que la justice des hommes n’avait pas pu lui intenter.

Elisabeth Roudinesco, Le Monde, 26 mai 2011