RechercherRecherche AgendaAgenda

Actualités

Revenir

29 mars 2022

L’UKRAINE CRIE SOUS LES BOMBES QU’EN DISENT NOS PSYS ?

par Philippe Grauer

L’Ukraine et les psys relationnels


Résister, pour un psy ça consiste en quoi ? devoir de réserve et éthique politique. Quelle position juste adopter ?

droit d’invasion ?

Depuis quand un pays a-t-il le droit d’envahir son voisin, de raser ses villes, populations comprises, et de prétendre réorganiser son gouvernement à sa guise, d’en annexer ou confisquer tout ou partie de son territoire, intouchable parce que détenteur de l’arme atomique ? cette nouvelle guerre d’invasion européenne bouscule notre sécurité, suscite une indignation angoissée, au demeurant certainement pas unanime, en Europe (soudain hospitalière envers des blancs chrétiens) — pas d’illusions, nos médias mobilisés là-dessus sont susceptibles de reléguer l’affaire du jour au lendemain aux faits divers chroniques.

réserve ET résistance

Que dire en qualité de praticiens de la psychothérapie relationnelle en telle occurrence ? à titre individuel que nous sommes affectés tout autant que nos patients. Et que notre obligation de réserve n’oblitère pas celle de s’opposer à l’inacceptable. Les horreurs de la guerre, une fois celle-ci déclenchée, ça nous fait quoi ? Que surtout ça ne nous laisse pas cois. Comme le Président américain, ça incite à la prière, même ceux qui n’y croyaient pas. Bien entendu le discours politique mondial requiert analyse, réserve et réflexion. Mais pas seulement. Nous existons professionnellement à partir d’un jeu de valeurs. Quand on en arrive là, on marche à la fois sur le socle ferme de nos fondements, et sur des œufs.

Eitingon, Derrida, René Major, pas d’accord

Une première chose à faire en pareil cas consiste à ne pas garder le silence. Le silence des psys est déjà chargé d’histoire. Sans parler de la question de l’homosexualité, durant la période des dictatures sud américaines la psychanalyse s’est compromise à sa grande honte. Derrida, philosophe, posa la question de la psychanalyse neutre face aux régimes criminels. René Major en 2003 lors des États généraux de la psychanalyse, 8-11 juillet 2000 (le premier Rapport Allilaire de l’Académie de médecine contre nous date lui du 1er juillet) porta dans l’après coup le fer dans la plaie. Elle l’avait déjà bue, sa honte, du temps du nazisme, avec la politique réactionnaire d’Ernest Jones, chargeant par la suite Jung de l’opprobre qu’il s’est attiré légitimement avec ses raisonnements fondés sur une psychologie des peuples à deux balles. Tout de même ne pas oublier l’opposition ferme et disciplinée d’Eitingon (qui heureusement sut se mettre à l’abri à temps) à la politique de préservation de la casse de la société psychanalytique étant passée en 1938 au niveau international de IPV (Internationale Psychoanalytische Vereinigung) à IPA.

silence des agneaux

Notre psychothérapie relationnelle, organisée au niveau national  par un syndicat, le SNPPsy (qu’en dit le Psy’G replié dans l’UNAPL ?) et une fédération, l’AFFOP  (la FF2P au niveau européen se réclame seulement de "la psychothérapie"), reste muette sur l’Ukraine. Silence des agneaux — des consciences ? les psys ne font pas de politique. On connaît ce genre d’argument. Sauf que nos pratiques sont impossibles en période de dictature (remarquons que la psychanalyse n’est pas interdite en Russie — seulement l’homosexualité, et l’horrifique suite LGBT+ ; intéressant, les juifs comme germes de décadence permutés avec les pédés, souvenir de la fraternité des camps, et toujours ce thème de la pureté de sang), et qu’un rappel de nos valeurs et une protestation en cas d’agression caractérisée du faible par le fort ne ferait pas de mal.

nationalisme grand russe

Sinon, à quoi ressemblerait notre mutisme ? des populations meurent sous les explosifs sans états d’âme du nationalisme grand russe. Teinté d’impérialisme soviétiforme ultraconservateur. C’est inadmissible. Autant le dire. Notre cœur de métier consiste à sortir de l’impossible à dire. Autant dire également en l’occurrence qu’autant il est loisible — voire sain, d’émettre de la protestation à titre individuel, autant une organisation pourrait se trouver embarrassée de le faire. Et puis il serait facile de nous opposer une liste impressionnante d’horreurs actuelles toutes aussi pires les unes que les autres, méritant sans conteste chacune un communiqué indigné. Il nous est par ailleurs difficile de proposer nos services à des locuteurs ukrainiens. Néanmoins s’il s’en trouve qui parlent notre langue nous sommes tout disposés à leur prêter l’oreille et le cœur dont ils ont besoin, arrivant dans notre pays démunis sans rien d’autre que leur humanité sauvée des bombes. Que toute personne concernée nous contacte.

silence paradoxal et stade du miroir

Le monde va mal. Le nationalisme, vite déréglé et perverti, reste porteur de guerre. Pour rendre possible les massacres de masse de 1914 il a fallu d’abord assassiner Jaurès. Notre métier se voue au côté privé, humain, de l’affaire. Comme l’humanité n’est pas seulement une affaire privée, mais un universel, la condition humaine, nous voici face à la responsabilité de rompre notre silence professionnel — sans pour autant monter à la tribune. Mission impossible ? parler pour dire qu’on ne peut ni se taire ni parler ? Raymond Devos avait déjà abordé le problème. Aporie ou injonction paradoxale, que faire aux prises avec la folie du monde, qui nous tient nous aussi, simples mortels ? Il nous reste à nous occuper des pots cassés, du malheur qui vient, du principe Espérance — de nous prononcer en utilisant faute de mieux le vieux mi-dit lacanien ? déjà mieux que de se taire. Et si, trouvant la ressource éthique d’oser dire, Russie hors d’Ukraine ! je récupérais ma capacité de faire face dignement chaque matin au miroir bien connu de nos théories, pourquoi y manquerais-je ?

Qui pense dire mieux se lève et parle.