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7 juillet 2009

Michael Jackson & la philosophie Daniel RAMIREZ

Daniel RAMIREZ

Notre Daniel Ramirez trouve dans le mythe de Michael Jackson le sujet d’une réflexion lyrique, de musicien philosophe qui nous rappelle qu’il est spécialiste et amoureux de la pensée de Nietzsche et que l’art est consubstantiel à la vraie vie. Nous sommes heureux de reprendre ici ce texte. L’auteur bien entendu n’engage que lui dans ses envolées.

PHG


”Il faut avoir encore du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse“

Nietzsche, Ainsi parla Zarathoustra, I,5

Des milliers

d’habitants de Los Angeles et des millions de part le monde se préparent à aller rendre hommage à cet artiste singulier, fauché par va savoir quel mélange pharmaco-financier. Que représentait-il vraiment ? Beaucoup de choses ont été dites sur le personnage. La célébrité, la fortune, la fuite en avant chirurgicale, les frasques, le refus de vieillir, etc. Tout cela est bien vrai. Toutefois quelque chose dans le ton ne me convient pas tout à fait. Peut-être convient-il de mettre les choses en ordre. C’était d’abord un artiste. et un grand. Comment ça ? Bien sûr il ne s’agit pas de sa musique en tant qu’art pur (qu’est-ce qui est pur, d’ailleurs), mais surtout de sa danse et de sa personnalité dans le spectacle.

On a connu des chanteurs qui bougent qui s’agitent ou qui dansent mais aucun comme lui. Il fallait le voir se déplacer, comme flottant dans l’air, défiant toutes les forces de la pesanteur. Seul Fred Astaire peut lui être comparé. Rares sont les danseurs qui inventent de toute pièces un mouvement unique. Bien sûr, il y avait des sources, le hip-hop naissant mais totalement marginal à cette époque, le break avec ses mouvements saccadés qui rappelle les robots, autant de formes artistiques typiques des banlieues noires américaines. Il les a fondues en une forme absolument à lui, une façon de bouger, une chorégraphie qu’il était le seul au monde à pouvoir exécuter. Ce n’est pas rien.

Sa voix aussi, fluette, criarde même, mais parfaitement dans les tons, caractéristique de ceux qui ont l’oreille absolue. S’il hurle c’est encore juste : ”Un danseur n’a-t-il pas ses oreilles dans ses orteils !“ (Nietzsche, Zar., III,1). Cet enfant prodige sans enfance, exploité dès son jeune âge, préparé de main de fer pour le monde si dur du spectacle. Lorsqu’il explose littéralement dans les années 80, dans des clips portés au statut de véritables œuvres audio-visuels, c’est toute sa jeunesse de marathonien des scènes qui s’épanouit. Sous la houlette de son mentor, Quincy Jones, artiste engagée pour les droit civiques, proche de M. Luther King et qui a étudié tout de même avec Nadia Boulanger à Fontainebleau.

Son rock évoluera à mi chemin entre la musique blanche (Elvis ; ce n’est pas sans arrière pensée qu’il a épousé la fille du King) et la tradition noire de la soul, James Brown, Stevie Wonder, Diana Ross. Pas de mélodies inoubliables chez Jackson, mais des déferlements d’énergie, des masses de sons et des pulsions rythmiques irrésistibles, comme propulsées par une hubris chtonienne et aérienne à la fois. De l’inouï. Et au milieu ce corps, son corps ; véloce et précis, comme une concentré d’énergie maîtrisée et prête à exploser, des gestes coupants comme des sabres, une calligraphie d’un autre monde. Oui, cette perfection avait quelque chose de non humain. Et c’est un peu le drame de l’homme que d’avoir un corps : même s’il atteint le sommet, comme c’est les cas des grands sportifs, c’est de si courte durée !

C’est peut être l’origine de ce qui trouble, le point où sa vie bifurque de la nôtre et c’est pour cela qu’il est adoré ou qu’il provoque la répulsion. Son androgynie par exemple. À côté de lui celle d’un David Bowie ou un Mick Jagger font figure de jeux de kermesse. Pourtant l’androgynie était une tendance forte dans la décennie précédente. Mais personne ne l’avait portée si loin.

Puis les transformations corporelles, le blanchissement de la peau, qui blesse la sensibilité de ceux qui se sont libérés du racisme avec l’idéalisation esthétique : black is beautiful. Mais l’idéal de la blancheur existe dans le font archaïque des bien de cultures, y compris africaines. Seulement personne n’avait osé cela comme lui. Il est trop simple de dire je le préférais quand il était noir. Mais lui, se préférait-il ainsi ? Bien sûr, tout cela est si politiquement incorrect !

Puis la chirurgie ; ce mal si actuel, un symptôme de riche plutôt môche. Mais lorsque c’est un jeune d’une beauté naturelle qui le fait, cela effraie. Pourquoi le fait-il ? Où va-t-il ? Le savait-t-il lui-même ?

Le refus de vieillir, bien sur, le rêve faustien d’éternelle jeunesse, devenir Dorian Gray à une époque qui ne condamne plus les Oscar Wilde. Encore là, qui ne l’a pas, quelque part, ce rêve ? Beaucoup diront que non. Sont-il crédibles ? Le malheur est que ce petit Dorian Gray est devenu lui-même son portrait, avec des relents du fantôme de l’opéra. Refus du corps devenu une pratique : une dernière influence de la ex-carnation, mauvais démon du christianisme, dont le génie était l’incarnation. Il voulu, dit pertinemment P. Bruckner, “devenir un corps glorieux et incorruptible, d’après le jugement dernier. Rencontre sur la scène du pop de Frankenstein et de saint Paul”.

Car la chair reprend ses droits. Il a été, en effet, fasciné par la question de la monstruosité. On sait qu’il à voulu acheter le squelette de John Merrick, l’homme éléphant. La beauté ne se mesure qu’à l’aune de la laideur et le sublime côtoie le monstrueux. D’accord avec Pascal il a voulu faire l’ange et il a fait la bête. Mais là encore pas n’importe quelle bête. Un prédateur, sans doute, puissant et irrésistible. Devenu proie il a joué de cette ultime métamorphose. Apprenti sorcier qui a ouvert la boîte de Pandore en pensant trouver des trésors de contes de fées, il a déclenché les furies, les Parques, réveillée les Erinnyes de notre monde.

La transgression. Oui. Il s’y connaissait. Il s’est permis de défier un des tabous les plus durs de notre époque, fournisseur de boucs émissaires si prisés par la bien-pensante : la pédophilie. Un transgresseur bien aimé et aimant : ne se priver de rien, tout réaliser. Le mythe de l’amour pur, enfantin ou adolescent, non encore défini sexuellement, celui avec lequel d’ailleurs jouent des contes pour enfants. Mais réalisé ! Pire encore : vu, exposé, trahi par la société du spectacle, exploité pour extorquer des millions ; le rêve de beauté et de jeunesse devient encore une fois laideur, intérêt, rage vengeresse. Comment un seul homme a pu déclencher autant de forces ?

Revenons un instant à la transformation corporelle. Cela se pratique un peu partout, des rites initiatiques, scarifications, aux tatouages ; marquages de la peau, body art : faire de son corps un signifiant, encore une chose si humaine. Mais qui effraie. Lui a voulu devenir, par la blancheur, un écran où se projetteraient les rêves. Tatouage total digne de Malevitch. Peau blanche sur fond d’artiste noir.

Des figures comme Orlan et bien d’autres, à force de modifications, cherchent à devenir autres que soi, autres que l’humain. Ce qui est en jeu dans cette hubris-là, c’est bien le post-humain. Pourquoi le fait de naître homme ou femme, noir ou blanc, seraient des déterminations définitives ? Normalement on les accepte, mais est-ce là le destin de l’homme ? Même l’humanisme n’était pas ce conformisme-là. Pic de la Mirandole avait fait l’éloge de l’homme, cette créature qui décidera elle-même ce qu’elle deviendra. L’a-t-on entendu ?

Il y a du religieux dans le refus de changer l’humain. C’est pourquoi Nietzsche parlait de surmonter l’homme, ”cette corde tendue entre la bête et le surhomme, tendue sur un abîme“ (Zar. I,4). Voici pourquoi l’amoralisme (contre la morale du ressentiment), pourquoi la transgression, la glorification du corps (contre saint Paul), la volonté de puissance (contre le ressentiment), le goût de la force et l’idéalisation de l’artiste comme créateur de soi-même et de ses valeurs (contre tous les philistins).

Bambi était-il nietzschéen ? Nietzsche lui-même l’était-il ? Ce grand malade cherchant le soleil du midi, finalement réduit au silence, cet Icare s’étant brulé les ailes de l’esprit par trop de proximité avec le soleil de Dionysos, cet antichrétien fasciné par les prophètes devenu martyr. Qui pourrait réussir la métamorphose de soi-même au-delà des conventions, au-delà du conformisme, au-delà du moralisme, sans se brûler ? Zarathoustra, ce sage qui dansait, peut-être. Pas nous.

Permettez-moi de ne pas cracher sur ceux qui sont allé plus loin, trop loin sans doute, et qui se sont brisés dans les limites de l’humain, trop humain. Je ne hurlerai pas avec les loups (des moutons en réalité) ni me moquerai de ceux qui n’ont pas pu devenir des êtres au monde ; ils ont essayé de devenir êtres contre le monde ou au-delà du monde ; êtres sans corps ou au-delà du corps.

Le post humain est certainement dangereux, mais aucun principe de précaution pour élus redoutant des procès ni aucune morale de petite nature ne seront efficaces. Rien n’arrêtera le rêve de devenir plus de devenir autre — encore moins avec la génétique et les bio-nanotechnologies —, l’ivresse d’aller plus loin, d’échapper aux contraintes de la nature et du destin, des couleurs et des genres, des conditions, d’origines et d’histoires. Il faudra s’y faire. Il faudra le penser, au lieu de se sauver en courant.

C’est pourquoi ceux qui ont voulu dépasser leur propre destin, vers une improbable destinée, ces prométhéens enchaînés, méritent mon intérêt et mon respect, et ceux qui l’on fait avec génie mon admiration et mon amour.

Cela n’empêche pas le jugement, rassurez-vous. Mais qui a vibré avec des courants trop puissants de la vie ne peut se contenter de petits arrangements avec la finitude. Même si l’infini tue, même si le trop détruit. Je reste avec l’image dans ma tête de ce jeune homme qui dansait comme un ange — les anges n’ont pas de couleur de peau — avant de devenir un ange déchu, un humain déchu. Terriblement mortel.