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1 juillet 2011

Michel Onfray, ça suffit! Par JULIETTE SIMONT Philosophe, adjointe à la direction des Temps modernes

Onfray encore épinglé

dans Libération du 30 juin 2011

Onfray se balade au rayon Sciences humaines avec son caddie de récupe et ramasse les sous-produits. Le voici qui maintenant s’attaque à Sartre. Il s’est fait une spécialité de saloper quelques grands, des figures connues pour leur tenue morale, leur « lucidité et courage » comme dit Juliette Simont, il les traîne dans la boue, non, dans sa vulgarité. Il fait du Onfray. On se rend compte chez les intellectuels qualifiés que disqualificateur imprécateur moralisateur style Céline façon de gôche ça peut à l’occasion faire vendre du papier – du papier d’occasion, mais que ca ne vaut pas grand chose. Quand je mentionne Céline, en ce qui concerne Onfray, c’est la haine moins le talent. Qu’est-ce qui reste ? une vague nausée ? Il demeure que celui qui en définitive se retrouve à la sortie disqualifié c’est bien notre maître hédoniste, selon le principe de celui qui le dit qui l’est.

Les pseudo-scoops de Michel Onfray sont des appareils à enfoncer des portes ouvertes, une vieille habitude de notre auteur. « Un minimum de rigueur dans l’appréhension du texte commanderait la précaution« , souligne encore Juliette Simont. Las ! n’allez tout de même pas exiger de la rigueur de qui n’a à vous proposer que son aigreur, sa négligence intellectuelle, une certaine indigence.

Philippe Grauer


Par JULIETTE SIMONT Philosophe, adjointe à la direction des Temps modernes

Michel Onfray, ça suffit !

Par JULIETTE SIMONT, philosophe, adjointe à la direction des Temps modernes.

« Ces 500 pages se suffisent », assène Michel Onfray au début de l’article qu’il consacra dernièrement dans le Monde aux entretiens de Sartre et de John Gerassi publiés par Grasset (1). Cela signifie, plus exactement, qu’elles lui suffisent pour exécuter Sartre. Cet incipit abrupt exhale la paresse intellectuelle et, pour le coup, une navrante suffisance. Sartre a écrit des milliers de pages, certaines hérissées de difficultés, d’autres étincelantes et neuves encore aujourd’hui, d’autres qui supportent moins bien le passage des ans. Onfray n’en a cure : il lui suffit d’avoir trouvé de quoi nourrir sa haine de Sartre. Mais, justement, ces 500 pages ne se suffisent pas.

De quoi s’agit-il ? D’entretiens privés, accordés par Sartre à Gerassi en vue d’une biographie. Gerassi exhuma ce matériau quelque quarante ans après l’avoir recueilli, y opéra un montage dont la pertinence n’est pas avérée (pas plus que la fidélité des transcriptions), procédant à des sélections, des coupes, des regroupements, des mélanges de la parole de Sartre et de ses propres souvenirs, le tout orienté par un projet qui pourrait s’intituler la Gloire de mon père – de son père, Fernando Gerassi, ami de Sartre et Beauvoir (ainsi Fernando est-il décrit comme l’initiateur de Sartre à la phénoménologie husserlienne ; celui-ci a, tout au long de sa vie, attribué ce rôle à Aron, on voit mal pourquoi il aurait menti).

Le livre, en outre, parut d’abord aux États-Unis, c’est sa traduction qui vient d’être publiée en France. Bref, on nous donne un Sartre non pas de deuxième, mais de troisième ou quatrième main, ceux qui ont connu sa personne et/ou connaissent son œuvre n’y retrouvent pas sa voix, son ton, son style. Tout cela a disparu dans les manipulations successives. L’entreprise de Gerassi est en elle-même suspecte. Sartre, pendant les années 70, parce que sa vue baissait, a donné beaucoup d’interviews orales. Certaines, destinées à la publication, ont, sans atteindre l’intensité de l’écrit, une tenue et un intérêt évidents. Ses conversations avec Gerassi ne sont pas de cet ordre et n’auraient jamais dû sortir du cadre privé. Un minimum de rigueur dans l’appréhension du texte commanderait la précaution.

Onfray ne s’embarrasse pas de ces finesses : écrit, oral, authentique, biaisé, apocryphe, version originale, traduction, anthume, posthume, autant de distinctions qu’il ignore avec superbe. On peut lire par exemple dans son article: «Sartre écrit sur Cohn-Bendit…» Or Sartre, si ses propos ont été restitués adéquatement, a parlé à Gerassi de Cohn-Bendit (en des termes peu obligeants). Onfray épingle, au fil de ces 500 pages providentielles, des insultes censément proférées par Sartre et qui sont pour lui la preuve de ce que nous avons affaire à un fou furieux. Il ignore la différence entre «langage inefficace» et «langage efficace» (Michel Tournier). Nous savons tous qu’il est facile, dans un milieu complice, de traiter au passage Untel, absent, de sale con, mais que, s’il est question de défendre publiquement semblable allégation, un langage tout autre, des arguments et des prudences s’imposent. Que Sartre ait détesté de Gaulle n’est un secret pour personne. Mais quand Gerassi rapporte qu’il a traité le Général de «maquereau réac», est-ce un souvenir de l’intervieweur ou un propos de l’interviewé, décrypté fidèlement ou non, bien ou mal traduit? En tout cas jamais Sartre ne s’exprime de la sorte dans un texte signé de lui ou dans une interview à laquelle il a donné son imprimatur ; sa férocité, propre à des années polémiques que nous voulons oublier, avait de l’allure et de tels mots, invérifiés, disqualifient Gerassi.

Croyant découvrir des scoops, Onfray enfonce des portes ouvertes. Pensez-vous ! Sartre, ce malade mental, s’est vu poursuivi par des crabes, ce dévoyé s’est drogué à la mescaline (l’épisode, narré à foison par Sartre et Beauvoir dans divers écrits, est le résultat d’un scrupule théorique : l’expérience de l’hallucination sembla nécessaire au philosophe quand il écrivait une psychologie phénoménologique de l’imagination). Le subtil freudien note que Sartre, dans son enfance, dormait dans la même chambre que sa mère : lourde suspicion d’inceste, on frémit. Les Mots nous l’a raconté avec une poésie et une précision vertigineuses, n’importe, Onfray claironne sa découverte : Sartre a eu le front de confesser cette perversion à son interlocuteur. De surcroît, il n’a pas vu la montée de l’hitlérisme, en 1933, à Berlin, ne fut un héros ni de la guerre d’Espagne ni de la Résistance et l’avoue en toute simplicité. Quand il se mêla de politique, ce fut pire et Onfray s’époumone sur l’air archiconnu : «il s’est toujours trompé», oubliant que, si, dans les brouillards de son temps, il arriva à Sartre de s’égarer, il fit preuve parfois, comme dans sa lutte pour l’indépendance de l’Algérie, d’une lucidité et d’un courage que personne ne désavouerait aujourd’hui. Violence et politique : c’est en effet un véritable problème dans les écrits de Sartre – Lanzmann en a traité, en connaissance de cause, dans le Lièvre de Patagonie. Encore faut-il prendre en considération l’époque, les atrocités coloniales, la guerre froide…

L’hédoniste mué en procureur se contente de tonner et persifler. Sous chacune de ses phrases on entend vibrer une vertueuse indignation «Vous vous rendez compte ! Il ose !»). Sans doute est-il sûr, pour son compte, de déchiffrer sans défaillance les ténèbres du XXIe siècle. Quoi qu’il en soit, quand il déchiffre un simple texte – ce qui relève en principe de ses compétences professionnelles -, la mésinterprétation est stupéfiante. La seule fois où il se réfère à un Sartre de première main, à un texte paru du vivant de l’auteur, «Paris sous l’Occupation», il y lit que celui-ci avait de «l’empathie pour les officiers allemands». Mauvaise foi d’une instruction unilatéralement à charge ou pur contresens ? Sartre écrit ceci : des soldats à l’uniforme familier et au regard vide, souvent courtois envers les vieilles dames, flânaient dans les rues de la ville, ils étaient devenus comme des «meubles». Mais la menace planait partout, d’autant plus effrayante que voilée par cette accoutumance trompeuse, et «dans l’avenue Foch, dans la rue des Saussaies, on entendait, des immeubles voisins, tout le jour et tard dans la nuit, des hurlements de souffrance et de terreur».

«On l’a échappé belle !», ainsi Christophe Donner conclut-il l’article désinvolte qu’il consacre au même livre (2). Echappé à quoi, M. Donner ? Au «siècle de Sartre», où il fallait encore se donner la peine de lire, où le ressentiment, le clin d’œil, le clinquant, le moralisme benêt ne suffisaient pas à ce que n’importe quel «auteur d’une quarantaine de livres» soit baptisé philosophe ? Nous n’échappons pas au siècle d’après Sartre, nous y sommes : dans la gadoue la plus noire.


John Gerassi, Entretiens avec Sartre. Michel Onfray, Le siècle de Sartre, le Monde, 5 et 6 juin. Christophe Donner, Sartre tout cru, le Monde 2, 21 mai.