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2 avril 2008

Mosley : mésaventures de l’intime au siècle du puritanisme mondialisé Jacques-Alain Miller

Jacques-Alain Miller

Mon Dieu qu’il est vilain ! l’affaire Mosley, j’ignorais qu’il en eût une, me parvient par le biais de cette interview. {Malheur à celui par qui le scandale arrive, fut-il dit au moment où l’Empire partit pour basculer dans le christianisme. Au moins à l’époque n’y avait-il pas d’industrie du scandale. Nous avons accompli des progrès, lu Sade et subi les totalitarismes. Nous avons craint de voir fondre sur nous les foudres atomiques et ce qui fond, en plus du pouvoir d’achat, c’est le pôle Nord.

Et voilà qu’on épingle un milliardaire qui jouait à papa Mosley panpan cucul. Les grandes enseignes comme on dit sont vertueuses. Elles licencient délocalisent, privilégient la spéculation à la production et ça n’est pas bien notre Président vient de le rappeler, mais elles sont morales en diable, les diablesses.

Puritanisme et perversion comme les deux mamelles de la mondialisation, nous attendons la sculpture allégorique qui les représentera. En attendant, Jacques-Alain Miller nous ramène à la théorie de la jouissance chère à Lacan, aux bases d’un courant capital de la psychanalyse française. Profitons-en pour rappeler à nos amateurs de rats labyrinthés, pauvres bêtes vraiment !(1) que l’homme est un être de parole et de sens, et que son intimité, vitalement, doit rester hors média, hors micros, hors tonitruance et tonitruandage décervelant.

Philippe Grauer}


Interview Jacques-Alain Miller, psychanalyste

Le Point :

que vous inspire l’affaire Mosley ?

Jacques-Alain Miller : Vous observez un rat en laboratoire, vous comprenez tout de suite son comportement : chercher la nourriture, éviter la douleur, etc. Mais un homme, ça parle, ce qui complique tout. Son comportement n’a jamais rien d’évident : le moindre roman policier est bâti là-dessus, la moindre plaidoirie aussi. Je suis aux petits soins avec ma femme, mais c’est pour la tromper ; je trompe mon mari, mais c’est parce que je l’aime ; etc. Dans le cas présent, M. Mosley nie toute connotation nazie. S’il comptait en allemand les coups de martinet qu’il donnait à une jeune femme accroupie : « — Eins ! zwei ! drei ! vier ! fünf ! sechs ! », c’est, dit-il, que celle-ci était allemande…

Le croyez-vous ?

Pas nécessairement, mais il a dit au moins une chose juste : « C’est une affaire privée et très personnelle. » Il n’a pas monté un spectacle de cabaret, il n’a pas produit un film, ce n’est pas Dieudonné. Il ne s’est pas non plus fait photographier avec la svastika comme récemment trois troufions bien de chez nous. Parlons crûment. Trois ou quatre fois l’an, un senior se rend à la dérobée dans un appartement de Chelsea pour jouer cinq heures durant à « tutu panpan » avec une petite troupe de garces appointées. Ce guignol semble lui être nécessaire pour bander. Les filles apportent dans des valises un petit attirail : le thème est tantôt l’armée, tantôt la prison ou le tribunal. Comme dans Le balcon, de Genet. Il faut admettre que c’est harmless, ça ne fait de mal à personne. Il y a toute une industrie, à Londres comme à Paris, ou dans la Rome antique, qui procure ça à sa clientèle. Max Mosley n’est pas Michel Fourniret.

Oui, mais ce n’est pas très reluisant…

Les hommes ne sont pas des rats, chez eux la jouissance se réalise par le moyen de fantasmes. Certains se contentent de les avoir en tête, à l’occasion, dans le coït le plus normal ; d’autres les mettent en scène ; quand ils passent à l’acte, au réel, c’est encore autre chose. Dans tous les cas, une certaine honte s’attache à ces petits scénarios, et c’est ce dont il est le plus difficile d’obtenir l’aveu en analyse, Freud le remarquait déjà. Le présent scandale traduit le fait que la jouissance comme telle répugne à l’espace public. Or cet espace est actuellement en expansion accélérée. Avec le numérique, les appareils d’enregistrement se sont multipliés et miniaturisés, et par Internet on communique instantanément avec l’univers. De plus, terrorisme aidant, nous sommes entrés dans l’ère de la surveillance généralisée. L’esprit du temps tend ainsi à instaurer un droit de savoir, de tout savoir, illimité. Et donc, la jouissance intime de l’homme public est désormais sur la sellette. Rappelez-vous la mésaventure de Bill Clinton. Des scandales de ce genre sont promis à se multiplier irrésistiblement. La vie privée est sans doute mieux protégée en France, mais combien de temps tiendra la digue ?

Comment interpréter le fait que le père de Max Mosley fréquentait Hitler ?

Évidemment, cela crée un effet de sens, qui titille le voyeur universel que nous sommes devenus. Plût au ciel que Hitler ait pu se satisfaire d’un simulacre de quatre sous dans un bouge de Berlin ! Mais, de ce point de vue, le monstre était clean , et peut-être même impuissant. Dans le cas présent, ce qui a paru sur la scène de l’histoire comme une tragédie sans égale revient sous la forme d’une farce. Le petit Max avait 5 ans en 1945, ses parents étaient internés, et il est pensable que sa jouissance sexuelle se soit précocement attachée à des éléments de la période. « Embarrassing », comme il le dit avec un understatement très britannique, mais cela n’en fait pas un nazi pour autant. Une femme peut bien être féministe et n’atteindre l’orgasme qu’à la condition de s’imaginer violée. Vos fantasmes sont toujours embarrassing, ils ne sont pas forcément raccord avec ce que l’on connaît de votre personnalité.

Quand vos parents sont des anti-héros, peut-on les rejeter en bloc, sans risquer le « retour du refoulé » ?

Il n’y a pas de règle générale. La seule règle, s’il y en a une, c’est qu’il y a toujours la « faute du père ». Et cela vaut mieux : rien de plus traumatisant que les pères impeccables, ça rend fou ! Mais l’affaire Mosley, c’est un roman du temps jadis. Le vrai problème d’avenir, c’est la disparition du père, car où ira la faute ?

Mais en quoi l’affaire Mosley appartient-elle au passé ?

Une dynastie de baronnets du Staffordshire, grande famille, grande fortune, hautes traditions. Le père est là, bien en place, Oswald Mosley, un original, haut en couleur, allié du clan Mitford, ami d’Edouard VII, député conservateur, puis socialiste, puis fasciste, qui réussit à mettre dans les rues de Londres des milliers d’Anglais en chemise noire. On le voyait souvent à la télévision dans les années 60-70 : il était devenu une icône, on exhibait « le pire Anglais du XXe siècle ». Quant au fils, pilote de course, constructeur automobile, avocat, multimillionnaire, apôtre de la sécurité routière, conscience morale du sport automobile, il a eu une belle carrière, consacrée voilà trois ans, à Paris, par la Légion d’honneur. Il traînait seulement avec lui une petite jouissance glauque, dont il ne faisait pas étalage, traduction miteuse, ou pauvre résidu, de la geste paternelle. Et maintenant l’opprobre universel. Et BMW, Mercedes, Honda, Toyota qui tonnent, ayant sans doute quelque chose à se faire pardonner côté 1945. Et le choeur des vierges ignares, n’ayant pas lu Sade, et qui, jamais, jamais, n’auraient imaginé que pareille horreur pût exister. Allons-y, panpan sur Mosley ! Bref, la farce masochiste continue de plus belle.

Etant un personnage public, Max Mosley s’est d’autant plus mis en danger.

Ah, comme dit Baudelaire, « le plaisir, ce bourreau sans merci »… Cela montre bien le prix qui, de toujours, s’attache à la jouissance sexuelle. Le nouveau, c’est ce fait de civilisation : fréquenter les filles publiques devient dangereux pour les hommes publics. On l’a encore vu le mois dernier avec le flamboyant gouverneur de l’État de New York, Eliot Spitzer : fléau de Wall Street quand il était procureur, il a dû démissionner sur l’heure pour avoir forniqué avec une prostituée dans une chambre d’hôtel. Par précaution, son successeur, un Noir, aveugle, a commencé son mandat en convoquant la presse en toute hâte pour lui énumérer les maîtresses qu’il avait pu avoir. Bientôt, en assumant ses fonctions, un homme public ne se contentera plus de déclarer son patrimoine, il devra également déclarer son mode de jouir. On n’en est plus très loin. Bertrand Delanoë a frayé la voie : candidat à la mairie de Paris pour la première fois, il avait pris soin de déclarer son homosexualité. Pour l’avoir tue, le gouverneur de l’Etat du New Jersey a dû démissionner en 2004. Un buzz court maintenant Internet, qui donne le nom de la copine prétendue de Hillary. Pour peu que, demain, on découvre à Obama une ou deux petites amies, il est cuit. Etc.

Les pays catholiques sont traditionnellement plus tolérants envers les errances consubstantielles à la jouissance, mais c’est le pire du puritanisme anglo-américain que la mondialisation tend à universaliser : l’indignation hypocrite se délectant du graveleux qu’elle engendre et déniche incessamment. On ne reviendra pas en arrière. À terme, les hétéros aussi passeront à confesse sur la place publique. Hannah Arendt a fait scandale jadis en parlant de « la banalité du mal » à propos des nazis. Et la banalité de la jouissance ? Encore un effort !

Propos recueillis par Christophe Labbé