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13 septembre 2009

Musiques de chambre Élisabeth Roudinesco chronique ce bel essai.

Élisabeth Roudinesco chronique ce bel essai.

Michelle Perrot, Histoires de chambres, Seuil 

De Louis XIV à Jean Genet, l’historienne Michelle Perrot consacre un essai subtil et érudit au coeur du logis, où se jouent les moments essentiels de la vie — naissance, sommeil, amour, maladie et mort.

« Tout le malheur des hommes, disait Pascal, vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » C’est de cette pensée forte que s’est inspirée Michelle Perrot, grande historienne des femmes et de la vie privée, pour écrire cet essai subtil et érudit, qui a l’avantage de se lire comme un roman, peuplé de personnages venus de tous horizons — des rois, des pauvres, des écrivains, des mystiques, des victimes, des suicidaires, des amants, des enfants, des agonisants —, et de mettre en scène l’essentiel de la vie humaine. Car tous les chemins du monde mènent à une chambre : sommeil, amour, sexe, naissance, maladie, mort.

Théâtre de l’existence, la chambre est le logis des hommes par excellence, au point que ceux qui n’en ont pas, comme aujourd’hui les sans-domicile-fixe, sont d’abord des exclus de la vie : ils n’ont pas la liberté pascalienne de choisir d’y demeurer ou de la fuir.

Plutôt que d’organiser un ouvrage collectif qui s’appellerait, par exemple, Histoire de la chambre, de l’Antiquité à nos jours, Michelle Perrot a préféré écrire une Histoire de chambres, ce qui lui permet de décliner le mot dans toutes ses acceptions, subjectives et objectives, sans prétendre à une impossible exhaustivité. Et si elle regrette de n’avoir visité « ni les cabanes de bergers, ni les turnes de normaliens, ni les loges de concierges », elle n’hésite pas à dire l’amour qu’elle porte aux chambres : à toutes les chambres, « foisonnantes ou énigmatiques, pleines de cicatrices ou de murmures étouffés ». C’est donc à écouter des « musiques de chambre » qu’elle convie le lecteur en le promenant de la chambre de Louis XIV à Versailles — haut lieu de la souveraineté monarchique, mais dépotoir des turpitudes du corps royal, partagé entre vice et vertu — à la chambre des dames, où se croisent servantes, courtisanes, femmes entretenues ou bourgeoises, puis à la chambre d’hôtel, où se déploient les amours fugitives, et enfin à la chambre de l’enfant, véritable réceptacle de l’évolution de l’ordre familial.

Car la conquête fut rude entre une époque ancienne où l’enfant n’était qu’un patrimoine fragile, promis chaque seconde à la mort, et soumis successivement à trois figures d’autorité — nourrice, mère, père —, et l’époque moderne, dominée par des psychopédagogues soucieux d’éveiller le tout-petit par un décor approprié : « Robinson, Vitamine, Punk Rock, Marie-Antoinette, pour les petites filles (…) », ou encore : « chambre saine et écologique, à l’usage de parents « bio » », à la recherche d’un sol dépourvu de polluants que bébé puisse « lécher ou manger ».

Parmi les plus belles pages de cet ouvrage aux tonalités multiples, on retiendra celles consacrées à des écrivains ou à leurs personnages : Arthur Young, Marcel Proust, Oblomov, Jean Genet. Connu de tous les historiens, Arthur Young (1741-1820), agronome anglais, s’est rendu célèbre pour avoir réalisé, dans ses Voyages en France, une sorte de reportage sur la situation de l’hôtellerie à la veille de la Révolution de 1789. Décrivant avec minutie la misère française, ce disciple d’Adam Smith annonce l’avènement d’une catastrophe liée, selon lui, au désastre de l’habitat français : saleté, vermine, mauvaises odeurs, manque d’eau, crachats et, surtout, chambres inhabitables, encombrées de lits. Mais il retient que le génie français a su généraliser le bidet, présent dans chaque chambre « aussi universellement qu’un bassin pour se laver les mains, trait de propreté personnelle ».

Hanté par la terreur du bruit et habitué à vivre à l’envers de ses contemporains — dormant le jour et écrivant la nuit —, Proust avait fait tapisser de liège les murs de sa chambre. Et c’est en ce lieu nocturne qu’il rédigea A la recherche du temps perdu, qui s’ouvrait sur la phrase la plus fameuse de toute la littérature : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Vivant au lit et ne se couchant jamais, il ne cessa de mettre en scène, dans son oeuvre, l’angoisse de la chambre nouvelle. Et quand il quittait la sienne, c’était pour habiter dans des chambres d’hôtel ou pour y séjourner la nuit et se livrer, avec des prostitués, à des actes de sodomie et de sadomasochisme.

Héros du célèbre roman d’Ivan Gontcharov (1812-1891), Oblomov passait sa vie couché, cultivant scepticisme et dérision. Aussi sa chambre, seul lieu habitable à ses yeux, faisait-elle office de bureau et de salon. Servi par un unique domestique, il séjournait au beau milieu des restes de repas, des encriers vides et des livres qu’il ne refermait jamais, par paresse. Il mourut enterré dans son lit et sans bruit : sa chambre, de longue date, était devenue son tombeau.

Quant à Jean Genet, dont Michelle Perrot donne un portrait superbe — qui contraste avec le torrent d’injures dont l’écrivain a été affublé par des commentateurs peu scrupuleux —, il séjourna, sa vie durant, dans des chambres d’hôtel, attiré, tel un mystique, par ce qu’il haïssait le plus : la cellule. Ainsi répétait-il, en refusant la douceur d’une chambre à soi, la violence psychique liée à un abandon primordial. Enfant de l’Assistance publique, il avait été placé dans une famille nourricière, puis incarcéré, comme voleur et fugueur, à la colonie pénitentiaire de Mettray. Atteint d’un cancer de la gorge, il mourut en 1986, âgé de 76 ans, dans un banal hôtel des Gobelins : « Jean Genet, vie et mort à l’hôtel », tel fut, selon Michelle Perrot, le destin d’un des plus grands dramaturges de la seconde moitié du siècle.

« La chambre, conclut Michelle Perrot, est un objet limite dont l’opacité déjoue les curiosités du chercheur comme celles du pouvoir. » On ne saurait mieux dire. Aussi faut-il souhaiter longue vie — en chambre et ailleurs — à cette Histoire de chambres . Puisse-t-elle devenir le livre de chevet de ceux qui, enivrés par le pouvoir et le culte d’eux-mêmes, ont oublié le sage précepte de Pascal.

Elisabeth Roudinesco