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12 octobre 2010

Mythologies — Roland Barthes sans rides : resté subversif

12 octobre 2010
Autour des  » Mythologies  » de Roland Barthes Le fameux recueil nous apprend à dynamiter les stéréotypes et les clichés de l’époque

Julia Kristeva, linguiste et psychanalyste, Raphaël Enthoven, philosophe et journaliste, ainsi qu’Eric Marty et Jacqueline Guittard, spécialistes de Barthes, ont évoqué ensemble ce texte fondateur, aujourd’hui réédité sous la forme d’un volume illustré.

Jacqueline Guittard

Nourritures barthésiennes

Dans un passé récent, je devais familiariser de jeunes commerciaux promis à la vente de produits alimentaires avec cette affaire hautement complexe que représente, en France, le fait de se nourrir ; je leur servais invariablement les Mythologies, par petites bouchées mesurées –  » Le bifteck et les frites « , le chaud-froid de poulet rosâtre et les perdreaux fantaisie de  » Cuisine ornementale « . Qu’ils avalaient avec un plaisir manifeste, réclamant parfois d’autres nourritures barthésiennes sans rapport avec l’alimentation. Les bonnes années, le recueil pouvait être absorbé dans son intégralité. Je fanfaronnais :  » Mes étudiants lisent Roland Barthes ! « 

Les Mythologies accomplissent des miracles, non seulement parce qu’elles montrent ce qui se dissimule sous les objets banals frappés du sceau de l’innocence, mais plus encore parce qu’elles forment le regard du lecteur à voir à son tour au-delà des apparences. Ironie poétique et méthode exemplaire, elles sont en cela la légende d’une époque et une leçon toujours actuelle.

Julia Kristeva

Une recherche

de la profondeur du langage

Abondamment illustrée, la nouvelle édition ne se contente pas de mettre le lecteur en présence des médias des années 1950. En intégrant ces  » vieilles images  » dans notre sensibilité de modernes iconophages, elle réussit le pari de créer un nouvel accès à la lecture d’un Barthes démystificateur. Au travers des mythes et à contrepoint des images, ce sont plutôt les  » -logies « , les logiques de la voix si spécifique de Barthes, qui retiennent dès lors mon attention. Jugement ? Révolte ? Nausée ? Non. La vigilance de l’ironie, plutôt : version élucidée du goût. Et cette délicate étrangeté aux conventions sociales, où se tient le style ( » dimension verticale et solitaire de la pensée « ) devenu une écriture ( » acte de solidarité historique « ). Une voix qui révèle, sous le futur sémiologue, le romancier freiné et le tragédien pudique : l’écrivain qui interprète à partir d’une longue cohabitation avec la maladie.

Aucune  » déclinologie  » pourtant dans ces démystifications. Quand il déplie les significations figées en mythe et déstabilise tout  » arrêt sur image  » par une cascade d’interprétations où le sens côtoie le non-sens, c’est la  » profondeur du langage  » que Barthes cherche, réhabilite et savoure avec un bonheur contagieux. Il n’y aurait pas d’autre solution à la menace des croyances absolues, des idéologies totalitaires, du nihilisme ? Tel est le sens de son a-théisme : face aux mythes opaques des uns et à la perte du sens des autres,  » la question posée au langage par le langage  » peut retourner  » la carence du signe en signe « . Pour le plus grand  » plaisir du texte  » d’un talmudiste inattendu à Bayonne ou d’un déchiffreur secret des Exercices spirituels de Loyola, que j’entends déjà dans ces Mythologies.

Raphaël Enthoven

Aimer le monde sans être dupe de ce qu’il raconte

Plus que le journal de bord des années 1950 ou que l’art d’élever l’objet de tous les jours au rang du mythe et du concept, Mythologies est une méthode, qui montre à son lecteur comment singulariser les lieux communs, ou prendre au sérieux – pour ne pas les subir – les images de son temps. En s’étonnant des choses les plus anodines, en donnant toute leur saveur aux objets qu’elles critiquent, les mythologies de Barthes apprennent à résister, par la candeur et la délicatesse, au  » ce qui va de soi du langage « , à tout ce qu’il convient de croire, aux dogmes sournois du  » bon sens « . L’enjeu est d’aimer le monde sans être dupe de ce qu’il raconte, de comprendre au lieu de juger, de dépasser l’actualité au profit du présent, de créer un mythe tout en se donnant l’air de le déconstruire, de surmonter les apparences sans basculer dans la défiance et le soupçon, d’être subversif, en un mot, sans être militant.

Eric Marty

Violence

de Barthes

Toutes les mythologies ne sont pas violentes, mais certaines le sont singulièrement. Méchanceté envers l’Abbé Pierre, à qui Bourdieu fera les yeux doux à la télévision en 1993, méchanceté envers les photographes du Studio Harcourt, devant lesquels les acteurs s’aplatissent à nouveau, méchanceté envers Poujade, dont Marine Le Pen, après son père, a pris le relais.

Mais la mythologie la plus dure touche à un sujet fort éloigné des politiques de masse : l' » art vocal bourgeois « , tel que Gérard Souzay, interprète de Poulenc ou de Fauré, l’exerçait alors. Il y a dans l’emphase psychologisante de Souzay une violence faite à la lettre du texte musical qui est la même violence que celle commise par la charité de l’Abbé Pierre à l’égard de la justice, qui est la lettre du lien social, ou celle produite par l’universel petit-bourgeois à l’égard de l’altérité, qui est la lettre de la communauté humaine.

La brutalité de Barthes est une intolérance à l’égard d’une société dont les signes sont malades, dont la lente apocalypse passe par une mise à mort du langage. Que l’art vocal en ait été le témoin, à la fois le plus radical et le plus marginal, dit tout de la place singulière que Barthes a choisie pour conjurer par l’écriture une maladie profondément française.

Mythologies,

de Roland Barthes,

édition illustrée par Jacqueline Guittard, Seuil, 256 p., 39 ¤.

© Le Monde

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